Dimanche 26 avril 2020 – Troisième dimanche de Pâques
Confinement I – 41e jour

Rembrandt,
Les pèlerins d’Emmaüs (détail)
vers 1628

Sur Lc 24, 13-35

Les médias bruissent d’une expression qui me hérisse le poil : « le jour d’après » ! S’il est légitime de vouloir rêver au « monde de demain », il ne faudrait pas pour autant croire naïvement que la crise que nous traversons n’aura été qu’une douloureuse parenthèse dans notre « marche en avant ».

L’expérience des disciples d’Emmaüs est pour nous fondamentale, et peut-être encore plus en ces temps incertains. Jésus ressuscité croise volontairement le chemin de Cléophas et de son compagnon, mais ils ne le reconnaissent pas. Il s’enquiert de ce qu’ils vivent et provoque ainsi la réponse de Cléophas : « Tu es bien le seul à ignorer les évènements de ces jours-ci. » (cf. Lc 24, 18). Nous aimerions aussi interroger Jésus : ignorerait-il également ce que nous sommes en train de vivre ? La provocation est saisissante, mais elle appelle un récit authentique des évènements du monde. Dieu ne se raconte pas d’histoire, il ne nous raconte pas d’histoires, il nous laisse les lui raconter. Et, ainsi, Cléophas lui raconte tout ; il ne cache rien : l’exhalation des commencements, la joie de la vie avec Jésus, l’enthousiasme suscité par son enseignement et ses actions, le désarroi de l’arrestation, la douleur de sa mise à mort. Il évoque même le tombeau vide et le témoignage des femmes, des apôtres et des anges… mais il ne croit pas. Pas encore ! La transparence de Cléophas est touchante : si nous étions capables de converser avec Jésus dans une complicité si familière, notre vie serait sans doute bien différente ! À notre tour, il faut que nous puissions dire à Dieu, en vérité, tout ce qui fait notre vie, pour le laisser lui se faire l’interprète, dans toute notre vie, de ce qui le concerne (cf. Lc 24, 27).

Mais, même si cette longue discussion en vérité brûle le cœur de Cléophas, elle ne suffit pas à le faire accéder à la foi. Pas encore. Il manque une dernière chose : l’acte d’amour. Cet amour pour l’étranger, pour le prochain, pour celui qui demeure seul et qui pousse les deux compagnons à retenir Jésus chez eux : « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli » (Mt 25, 35). A la table d’Emmaüs, à la fraction du pain, le Seigneur est reconnu et les yeux s’ouvrent. Il en aura fallu du temps et de la route pour le comprendre ! Mais l’essentiel est là pour Cléophas et pour nous. Par contraste, la fraction du pain qu’est l’eucharistie s’inscrit à présent dans la plupart de nos vies comme un manque, un creux et un désir. Mais cette fraction de pain peut être pour chacun de nous, le partage de ce qui fait notre vie en vérité avec ceux et celles que nous côtoyons, à travers les actes de l’amour et de la tendresse qui ont permis à Cléophas et son compagnon de faire entrer le Christ-vivant chez eux.

Alors, fous de joie, les disciples repartent à Jérusalem. Mais, paradoxalement, ils ne retournent pas en arrière. Ils ne reviennent pas à leurs habitudes. Ils sont transformés par la rencontre. Et la communauté de leurs amis qu’ils retrouvent au Cénacle n’est plus celle qu’ils ont quittée le matin même. « Le jour d’après » n’existe pas. Il n’existe plus. Il existerait s’ils avaient dû « faire avec » la mort de Jésus et inventer la suite. Mais le jour du Seigneur n’a plus de fin. C’est le Ressuscité qui « invente » le jour, le huitième jour, le jour de la Résurrection. Non le « jour d’après » n’a rien de chrétien. Le Seigneur est celui qui fait « toute chose nouvelle » (Ap 21, 5). Il nous revient dans la crise de vivre avec le Seigneur le compagnonnage et la route d’Emmaüs et les actes d’amour qu’il implique. Il nous reviendra, après la crise, de vivre le monde dans « le jour présent », celui de l’amour de Dieu. La transformation de notre monde en Royaume de Dieu passera toujours par l’accueil de la grâce transformante de Dieu qui se reçoit et se déploie dans le quotidien de nos vies.