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Sylvain Brison, « Les nouveaux défis d’une ecclésiologie politique ? », La Maison-Dieu 304 (2021), p. 77-96.

La pandémie et la crise sanitaire nous font prendre davantage la mesure théologique des rapports entre l’Église et l’État, non pas seulement à partir d’un engagement de l’Église dans la société à laquelle elle appartient comme corps social parmi d’autres, mais dans une véritable ecclésiologie politique dans laquelle l’Église prend toute sa place pour exercer la mission qu’elle a reçue du Sauveur. À la suite de William Cavanaugh et de Charles Taylor, l’auteur s’attache à montrer comment l’imagination théologique de l’Église l’amène à une vision particulière du vivre ensemble, radicalement différente de celle de l’État. D’où un « conflit d’imaginations » qu’exacerbe la crise que nous vivons, bien au-delà des seules contingences de respect des lois ou de sauvegarde des droits individuels en matière de liberté religieuse. Cette imagination propre de l’Église se révèle et se déploie surtout dans la célébration liturgique, et en particulier dans l’eucharistie qui constitue l’Église comme corps du Christ chargé d’exercer sa mission, « transformant et convertissant notre monde ordinaire en univers christique ». Et l’on comprend alors combien « l’eucharistie nous entraîne à vivre notre relation au monde dans la transcendance du Royaume de Dieu. » Une eucharistie qui ne se limite pas à la seule communion mais qui, comme lieu de formation et de manifestation des différents corps (corps sacramentel, corps ecclésial, corps scripturaire, corps personnels des fidèles) comme corps du Christ, se déploie dans toute liturgie de la Parole et dans l’ensemble de l’action eucharistique lorsqu’elle est célébrée avec et dans une assemblée.

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Cet article publié dans La Maison-Dieu reprend la conférence faite au colloque de L’Institut Supérieur de Liturgie
« Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde (Mt 28, 20). La liturgie au miroir de la crise sanitaire »,
20-22 janvier 2021.


Les nouveaux défis d’une ecclésiologie politique ?

L’Église et sa pratique face à la crise sanitaire 

La crise épidémique que connaît notre monde depuis presque une année entière a mis à mal beaucoup de pans de nos sociétés humaines. Elle a resitué notre réalité dans la fragilité de l’existence et de l’incertitude des temps. Elle a ébranlé les autorités et mis à l’épreuve le savoir, la connaissance et les pratiques de l’humanité. De ce fait, nous avons pu constater – et constatons encore régulièrement – des confrontations entre différentes autorités, comme celles, par exemple, observées entre les autorités scientifiques (chercheurs, biologistes, médecins…) et les autorités politiques (Président de la République, ministres, élus…)[1], sans parler, sur un autre niveau, des autorités religieuses. Au-delà d’une simple compétition de pouvoir, ce type de tension se greffe bien souvent sur des questions plus fondamentales qui touchent à la compétence, au niveau du discours et à leur spécificité. Force est de constater que, dans notre contexte « postmoderne », nous sommes noyés dans un flot de narrativités qui s’affrontent pour dicter nos conduites et nos croyances[2]. Ainsi, les discours qui habitent nos existences contribuent-ils à former en nous les représentations du monde dans lequel nous vivons réellement. Dans le jeu déjà ordinairement complexe de l’espace social, la perturbation sanitaire fragilise encore plus les relations qui existent entre l’État et l’Église. Je veux préciser tout de suite que mon propos se concentrera sur le contexte des relations entre l’État français et l’Église catholique. Bien entendu, toutes les Églises chrétiennes, au même titre que les autres religions, ont été confrontées aux mêmes problèmes. Mais, pour faire droit aux spécificités de chacune des traditions, je souhaite ne pas traiter la question par un métadiscours ; discours qui ne rendrait pas suffisamment compte des particularités de chacune. La question mériterait d’ailleurs d’être élargie aux autres pays et cultures, mais le contexte français, marqué par son histoire et ses conceptions de la laïcité offre un cadre tout à fait singulier qui ne peut être modélisant pour tous.

Les décisions réglementaires adoptées par l’État pour affronter l’épidémie de Covid-19 ont affecté de manière drastique la vie des citoyens dans toutes les dimensions de leurs vies et donc, dans leur dimension religieuse[3]. L’Église, depuis les premières régulations épiscopales sur la liturgie (lors de l’apparition des premiers cas dans l’Oise)[4] jusqu’aux recours en référé-liberté auprès du Conseil d’État, a ainsi tenté de répondre aux confinements stricts et autres interdictions de rassemblement. Les différents membres de l’Église (pasteurs et fidèles) ont fait preuve d’ingéniosité pour pallier le manque et proposer une sorte de « plan de continuité ». Les circonstances imposent une prise de recul et une évaluation. Les relations complexes, et parfois difficiles, entre l’Église et l’État font surgir, de manière nouvelle, les questions théologico-politiques relativement habituelles, mais qui, par ces temps de crises, révèlent des enjeux singuliers. À ce titre, il est nécessaire, avant toute chose, d’éclaircir la nature des questions et des enjeux sur lesquels nous allons réfléchir.

Position du problème théologico-politique

Il ne suffit pas d’évoquer la question des relations, fussent-elles complexes, entre Église et État pour faire de la théologie politique. Certes, toute question théologico-politique abordera tôt ou tard les aspects concrets de ces liens. À l’inverse, toute interaction pratique et politique dans l’espace public entre ces deux entités renverra au théologico-politique. Je voudrais attirer notre attention sur un fait précis que le juriste allemand Carl Schmitt diagnostiquait déjà dans sa deuxième théologie politique :

La théologie politique est un domaine extrêmement polymorphe ; de surcroît, elle a deux faces distinctes, une face théologique et une face politique. Cette double face est déjà présente du simple fait des mots reliés par l’expression[5].

Cette remarque a l’apparence d’une tautologie, mais il me semble que, dans beaucoup d’analyses produites, et particulièrement pendant la période qui nous intéresse, l’aspect politique a souvent pris le pas sur le pan théologique. À titre d’exemple, la prise en main, par divers mouvements, de l’organisation de manifestations devant les églises pour demander la reprise du culte public se situait davantage sur un plan politique que théologique. Or, il convient de pouvoir porter l’analyse de la question précisément sur ce plan. Cette réalité rejoint une autre difficulté proprement théologique, et inhérente au développement récent de la théologie. Le théologien William T. Cavanaugh l’a caractérisée sous la forme d’un paradoxe :

D’une manière ou d’une autre, toutes les théologies politiques de la fin du vingtième siècle peuvent être lues comme autant de tentatives de s’attaquer au problème de la mort de la chrétienté sans simplement accepter la privatisation de l’Église. Néanmoins, la théologie politique chrétienne a étrangement négligé le thème de l’Église[6].

Si, pour le théologien américain, cette remarque est compréhensible du point de vue de l’État moderne pour qui l’Église n’est qu’un corps social parmi d’autres dans la société qu’il entend réguler, elle l’est moins du point de vue de chrétien[7]. Dans cette perspective, la modernité qui a vu l’État-nation ériger son pouvoir comme une théologie cachée, issue d’une migration de la sphère ecclésiale vers l’État, est porteuse de cette inclination[8]. Pour Cavanaugh, la plupart des tentatives de construction d’une théologie politique chrétienne qui tentent de faire droit à une juste articulation de la réalité ecclésiale avec l’État dans le domaine public (comme celles de Jacques Maritain, John Courtney Murray et Reinhold Niebuhr) ont échoué « car elles partagent une pathologie d’atomisation ; l’insistance est mise sur le citoyen chrétien individuel qui agit dans le domaine temporel ; l’Église n’agit pas [dans ces théologies] en tant que corps dans le temporel[9]. » Ainsi, seules les réflexions qui situent l’Église comme une réalité corporelle et communautaire spécifique pourraient rendre compte, de manière juste et performative, de la réalité théologico-politique. En ce sens, les propositions de Johann Baptist Metz et de Gustavo Gutiérrez (théologies de la libération), présentent un intérêt particulier, même si elles ne vont pas encore assez loin, car l’Église n’y joue encore qu’un « rôle instrumental et n’est pas envisagée elle-même comme une forme de politique[10] ». Cavanaugh, en reprenant la théologie de Stanley Hauerwas (l’Église comme model contrast) et en développant lui-même une théologie de l’Église comme corps politique sui generis nous invite à considérer d’un œil nouveau le paradigme théologico-politique :

La clé de cette approche est de ré-imaginer le politique comme une réponse directe à l’activité de Dieu dans le monde, un retour à la conviction augustinienne que le politique n’est vraiment politique que lorsqu’il est dessiné à partir de l’histoire du salut. Les actes de Dieu et ceux des hommes ne sont pas à identifier, mais prennent place ensemble dans « l’unique histoire publique qui est le théâtre du dessein salvifique de Dieu et des engagements sociaux de l’humanité », comme le dit O’Donovan. Au centre de cette réimagination, il y a la conviction que l’Église est au cœur du plan de salut de Dieu[11].

Ces précisions préliminaires sont importantes pour ne pas tomber dans un commentaire de l’actualité qui serait bien trop pauvre pour saisir la complexité théologico-politique qui est en jeu dans notre contexte. Le « politique » du couple « théologico-politique » est donc à comprendre comme le lieu de l’action des hommes et de Dieu dans l’histoire ; lieu dans lequel l’Église déploie une signification singulière qui doit être révélatrice du projet salvifique de Dieu, et donc du Royaume des cieux.

Au cœur de cette « nouvelle » perspective se découvre la notion « d’imagination » qui porte en elle une double fonction : elle est à la fois reproductrice (au sens où elle nous permet de percevoir le monde et de le reproduire dans notre compréhension) et productrice (au sens où elle nous porte à une action transformatrice dans le monde). L’imagination, chez des penseurs comme William Cavanaugh ou Charles Taylor[12], cherche donc à rendre compte d’une réalité plus grande et plus large que toute forme de théorie sociale. Elle est une conceptualité fluide qui permet d’entrevoir de manière nouvelle le jeu des relations et des actions dans la société. À chaque corps social correspond une « imagination » qui, non seulement l’origine dans un récit fondateur, mais préside à sa réalisation, son action, ses projets et sa « vision du monde ». Dans cette même ligne de pensée, quand l’État moderne développe une « imagination politique », l’Église, elle, déploie une « imagination théologique », informée en elle par Dieu lui-même au travers notamment de sa Parole et de l’eucharistie. Cette imagination théologique possède la force de dévoiler les faux mythes que la modernité a instillés dans nos esprits (au premier rang desquels se trouve celui de l’État comme sauveur[13]) et de proposer, par contraste, une autre manière de vivre le monde en conformité avec l’Évangile du Christ. Ainsi que le dit William Cavanaugh :

L’imagination chrétienne ne signifie pas uniquement que la manière dont les choses sont n’est pas conforme à la manière dont elles devraient être. Elle dit aussi que la manière dont les choses sont, n’est pas la manière dont les choses sont réellement. […] Les premiers chrétiens dans les Actes des Apôtres n’ont pas attendu le retour de Jésus pour commencer à vivre différemment. Jésus leur avait déjà donné l’imagination d’un monde différent dans l’enveloppe de l’ancien monde et ils devaient seulement la mettre en œuvre. L’imagination chrétienne est profondément eschatologique. Elle agit maintenant comme si Christ était déjà revenu et avait restauré la création, parce qu’il l’a fait, bien que nous comprenions que nous pourrions être tués comme Jésus l’a été[14].

Reconsidérer ainsi ces données conduit donc à un engagement, non seulement politique, mais aussi profondément théologique. C’est à cela que nous sommes appelés comme membres de l’Église. Et c’est uniquement en ce sens que le pôle « théologique » du théologico-politique peut être honoré ; sinon la théologie ne se réduirait qu’à être la théorie d’une praxis politique (ce qui n’est pas possible). L’imagination théologico-politique de l’Église se situe à la croisée des disciplines et des expériences. Elle se présente donc à la fois comme un enjeu de positionnement, mais également comme un lieu d’interactions, de conflits et de dépassement des représentations parfois trop simplistes que nous pouvons avoir. À ce titre, la liturgie de l’Église présente un lieu théologique tout à fait intéressant pour approcher l’imagination de l’Église. Dans le sens où la liturgie rend le monde plus réel de la réalité de Dieu, dans le sens où elle est l’irruption de l’éternité de Dieu dans le temps des hommes et où elle met en œuvre des signes, des symboles, des paroles, des images, et des actions qui actualisent et révèlent l’épiphanie du mystère, la liturgie participe au dévoilement et à la construction de l’imagination de l’Église[15].

Ces précisions liminaires étaient nécessaires afin de préciser en quel sens, je me propose de considérer le contexte théologico-politique qui nous préoccupe. Dans ce cadre, il ne s’agira pas de commenter la dimension éminemment politique des décisions réglementaires prises par l’État, ou des contrepropositions mises en œuvre par l’Église ou des associations s’en réclamant, mais bien d’interroger les fondements théologiques des crises, les tensions, les enjeux et les défis mis à jour par le dérèglement de la vie ordinaire provoquée par l’épidémie de Covid-19. En m’appuyant donc sur ce paradigme théologico-politique (où William Cavanaugh nous servira de guide), je voudrais à présent dégager trois éléments principaux qui ne sont en aucun cas exclusifs d’autres perspectives. Tout d’abord, il me semble que nous devons interroger l’imagination de l’Église en tant qu’elle est prise dans sa relation au monde, particulièrement en temps de crise, afin de mettre en place le cadre du « conflit des imaginations ». Ensuite, j’examinerai les questions théologico-politiques de l’interdiction des célébrations publiques de la messe et de ses conséquences pour faire apparaître l’enjeu de la liturgie. Enfin, je pointerai trois aspects saillants autour de la notion de corps.

La relation Église-monde au risque de la théologie en temps de crise

Si nous prenons au sérieux la remarque de William Cavanaugh concernant l’urgence et la nécessité de repartir de l’Église dans l’examen de la question théologico-politique, nous devons alors nous interroger quant à la manière de la comprendre et de la caractériser. Fondamentalement, l’Église se situe dans une double tension essentielle : elle est tout à la fois caractérisée par sa relation à Dieu et par sa relation au monde. Son mystère – au  sens patristique du terme comme réalité connue par voie de révélation – se déploie dans le temps de ce monde, c’est-à-dire entre la première et la dernière venue du Christ (dans la chair à l’Incarnation et dans la gloire à la fin des temps). Cette dimension essentiellement temporelle est la marque des ecclésiologies patristiques et médiévales ; elle permet de concevoir l’Église dans une marche vers le Royaume qui assume, en même temps que la permanence du mystère, les transformations personnelles et communautaires nécessaires impliquées par la vie selon l’Évangile. En solidarité avec le monde dans lequel elle vit et se réalise, l’Église ne saurait donc être étrangère aux phénomènes des crises ; qu’elles lui viennent de l’intérieur (comme celle du cléricalisme et des abus sexuels et spirituels) ou de l’extérieur (comme la crise écologique ou la pandémie actuelle). Les crises comportent donc un effet révélateur intrinsèque : en mettant à l’épreuve les relations à Dieu et au monde, elles en divulguent les forces et les faiblesses[16].

Or, si dans l’ecclésiologie récente, le tournant opéré par le concile Vatican II a permis de passer d’une théologie de l’Église « société parfaite » à une théologie de l’Église « mystère », il faut constater avec Laurent Villemin que, depuis lors, le discours sur l’Église s’est spécialisé en deux grandes perspectives :

Les spécialistes de la théologie travaillant en silo, selon l’expression de J. O’Malley[17], sont devenus des spécialistes soit de l’Église comme une sorte d’en soi (les ecclésiologues) ou du discours social de l’Église (les moralistes et les canonistes). Les premiers lisant Lumen gentium et Ad gentes et les seconds accordant davantage leur attention à Gaudium et spes et Dignitatis humanae[18].

Ce constat en amène un second : afin d’affirmer le retour à une considération théologique plus traditionnelle que la réduction circonscrite à l’ecclésiologie post-tridentine, on a supprimé dans « les manuels d’ecclésiologie, tout ou la plupart de ce qui touchait à la relation Église-État[19] ». Ainsi, nous constatons que, en règle générale, la question du rapport Église/État – ou plus largement du rapport Église/Société – est généralement reportée soit au plan éthique, soit au plan juridique. S’il est acquis que ces deux disciplines peuvent procéder théologiquement à l’analyse des situations, elles ne le font que depuis leurs points de vue spécialisés, avec leurs méthodes et suivant leurs épistémologies. Nous retrouvons ici, d’une autre manière, les questions mises en lumière par les nouvelles formes de théologies politiques que nous avons évoquées. Il faut donc conjuguer dans un discours théologique la question des rapports Église-État et la problématique de savoir comment l’Église « peut aujourd’hui “faire corps” dans des sociétés largement fragmentées et atomisées[20] ».

La crise sanitaire que nous traversons met à mal la dimension proprement « corporelle » dans la société. Les mesures de distanciation sociale, de régulation et de limitation des rassemblements et la multiplication des « gestes barrières » pour préserver la santé des individus conduisent à une dislocation, au moins au plan physique, des corps sociaux intermédiaires. Dans cette réalité, l’Église n’échappe pas à la règle. Or, d’un point de vue ecclésiologique, cette réalité du corps social particulier qu’est l’Église – et donc du corps politique singulier qu’elle constitue – transcende la simple question du regroupement physique et local, car il s’agit du corps du Christ qui est un corps universel et transhistorique. Cette capacité de « résistance » à l’éclatement est propre à l’Église, car elle repose à la fois sur sa nature (son origine en Dieu) et sur sa finalité (le rassemblement eschatologique de toute l’humanité). Si nous pouvons – et devons – nous interroger sur la manière dont cet empêchement de rassemblement – ou cette régulation temporaire – affecte réellement le corps ecclésial, il faut constater qu’il y a là une particularité qui lui est propre. Le problème théologico-politique surgit quand nous prenons en considération que cette réalité ecclésiologique ne peut se comprendre que du point de vue de l’Église, car son « imagination théologique » diverge de l’imagination de l’État. Parce qu’il est héritier de la modernité, l’État se pense et s’érige comme le sauveur et le médiateur de la société civile. De son point de vue l’Église est au mieux un corps social intermédiaire au même sens que les autres types d’associations : elle se situe donc, d’une manière ou d’une autre dans une relation subalternée à son autorité. Comprenons-nous bien : je ne cherche pas à contester l’ordre démocratique et républicain qui est le nôtre, mais j’essaye de mettre en lumière une sorte de « conflit des imaginations ». Si d’un point de vue éthique ou juridique, l’Église accepte de jouer le jeu social pour le bien de tous, elle ne peut pas renoncer pour autant à être ce qu’elle est : un corps politique sui generis qui déploie une autre manière de vivre dans le monde et qui ne peut être réduit à aucun mode de vie sociale intra-mondain. Les conséquences des décisions étatiques dans la crise sanitaire ne font donc que nous révéler une réalité plus complexe que nous ne l’appréhendons habituellement, mais qui est sous-jacente à la nature et la finalité de l’Église. La crise que nous vivons ne fait qu’exacerber un conflit d’imagination qui se produit de toute façon, même si en temps ordinaire il semble plus masqué[21].

L’imagination eucharistique de l’Église aux prises avec la crise sanitaire

Revenons au constat des difficultés posées à l’Église par les régulations réglementaires de la pandémie. Dans sa solidarité avec l’humanité, l’Église participe à son effort d’éradication de la maladie pour le bien de tous : cela ne souffre aucune discussion ! Nous l’avons signalé, une des grandes difficultés des consignes sanitaires est que, pour éviter la contagion et la diffusion du virus, les règles contribuent à isoler les individus les uns des autres – y compris avec le risque de méfiance entre eux qui peut apparaître. Dans l’imaginaire politique de l’État, l’observance de ces règles ne semble pas poser de difficulté, car, comme Cavanaugh tente de le montrer dans ses analyses théologico-politiques, la marque de la modernité est justement la nécessité de créer des individus à gouverner[22]. Inévitablement, l’imagination de l’Église résiste à cette atomisation en individus, car tout en elle est orienté vers la génération d’un corps de personnes en relation, où le Christ est à la fois la tête, le centre et à la périphérie. On comprend dès lors que, même dans son souci d’observer les règles sanitaires, des questions fondamentales se posent à elle dans la construction de ce corps en vue du Royaume. En ce sens, ce que révèle la crise et que l’impossibilité de se rassembler pour la célébration liturgique vient particulièrement questionner, c’est la capacité de l’Église d’imaginer et de continuer de réaliser sa présence au monde en étant le signe visible et efficace du salut communautaire accompli par Dieu. En d’autres termes, il me semble que le fond du problème théologico-politique qui apparaît ici n’est pas tant celui d’une sauvegarde des droits individuels de liberté religieuse que celui de la nécessité pour l’Église d’assumer ce pour quoi elle existe dans le monde, et donc, d’un point de vue politique, dans l’espace public. On comprend ainsi pourquoi la question se cristallise autour de la possibilité ou non de célébrer la messe en public. Il y va de la nature de ce corps politique sui generis de l’Église qui est formé (et informé) par l’eucharistie. La complexité des questions se redouble si on prend au sérieux le fait qu’il ne suffira pas simplement de discriminer comment la pratique doit être « adaptée » aux règles extérieures imposées, mais bien comment l’Église doit assumer son rôle théologico-politique en incarnant une imagination différente de la relation au monde. Par exemple, en l’absence de participation ordinaire du peuple à la messe, la responsabilité de l’Église ne peut se réduire à la question de savoir comment distribuer coûte que coûte la communion, y compris à organiser des systèmes de « drive » ou de « click and collect » ; mais de permettre au peuple chrétien d’accomplir pleinement la mission d’amour et de salut qui est celle de l’Église dans un monde brisé. La liturgie de l’Église est à la hauteur de cette tâche et ne saurait être réduite à des considérations matérielles et même juridiques. William Cavanaugh nous invite à entrer dans la performativité même de cette action qui n’est autre que le récit transformateur de notre imagination du monde :

De même, si la liturgie eucharistique est bien un « récit », qui réalise ce qu’il dit, le narrateur n’est pas un homme, c’est le Christ lui-même, qui est à la fois le récit, l’objet du récit, et l’espace dans lequel prend place ce récit. Autrement dit, ce n’est pas nousqui racontons, c’est le Christ qui raconte une histoire, notre histoire. On comprend aussi pourquoi le caractère narratif de l’eucharistie ne nie pas la réalité de la transsubstantiation. À chaque communion, nous recevons le corps tout entier, et pourtant ce corps demeure un, non divisé, à travers le monde entier. De même qu’en communiant le fidèle est de nouveau fait un, et retrouve son identité, parce qu’il est absorbé dans le Corps du Christ, de même l’espace, notre espace, retrouve cohérence unité dans l’eucharistie, qui le fait passer dans le corps du Christ sous les symboles du pain et du vin. Au terme de la liturgie, après la communion, le fidèle est ainsi renvoyé non pas dans le monde « ordinaire », mais dans l’univers du Corps christique, alors même qu’il demeure toujours en un lieu particulier sur la terre. Mais voilà que le paysage « mondain » se trouve métamorphosé : le corps universel du Christ fait soudainement intrusion dans les interstices de l’espace local ; vous tournez le coin d’une rue et le Christ est là, dans la personne du sans-logis qui mendie une pièce pour une tasse de café[23].

Cette compréhension de la liturgie eucharistique est globale : si elle met effectivement l’accent sur la réception du corps eucharistique (ce pour quoi ultimement la messe est célébrée), elle ne la réduit pas à cette stricte communion. C’est toute la liturgie qui provoque la transformation – la conversion – de notre « monde ordinaire » en « l’univers christique » et qui nous entraîne à vivre notre relation au monde dans la transcendance du Royaume de Dieu qui lève au milieu de nous. Le poids théologique se déplace donc vers l’« ite missa est », c’est-à-dire vers l’envoi du Corps du Christ dans le monde pour y vivre autrement. Mais nous voyons bien à quel point la crise sanitaire et les modalités de gestion en réponse qu’elle impose rendent difficiles, pour les pasteurs et pour tout le peuple, le dépassement de ces questions immenses.

L’eucharistie au défi de la crise sanitaire : la délicate question des corps

Pour tenter une piste de réponse à la problématique, il nous faut nous arrêter ici sur ce que les modalités de vie dans la crise sanitaire révèlent des enjeux théologico-politiques de l’eucharistie. Je focaliserai ma réflexion sur la notion de « corps », en gardant en mémoire la « fluidité » qu’avaient les Pères de l’Église dans leurs considérations des différents corps du Christ[24].

La liturgie eucharistique est un lieu de manifestation et de formation de différents corps qui, d’une manière ou d’une autre, actualisent la présence du Christ au monde. On pensera évidemment à la connexion traditionnelle – mais complexe – entre le corps ecclésial et le corps sacramentel du Christ. Même si les querelles eucharistiques du Moyen Âge ont conduit la tradition théologique à inverser les termes de corpus mysticum et de corpus verum[25], l’une et l’autre expression désignent des modalités réelles de présence du Christ au monde ; modalités qui ne sauraient être ni confondues ni séparées. Mais, s’il s’agit de faire droit aux corps présents dans liturgie, ne faudrait-il pas aussi parler d’une forme de présence du « corps scripturaire[26] » du Christ auquel la liturgie de la Parole donne un accès privilégié ? Ne faudrait-il pas également évoquer la présence des corps personnels des fidèles du Christ (ministres et baptisés) et développer, comme le fait saint Augustin la manière dont ils sont « changés[27] » dans l’unique Corps du Christ ? Quoi qu’il en soit, la liturgie, dans son déploiement, comme corps du Christ en prière, est le lieu de l’épiphanie de la présence de Dieu et ne peut être réduite à une simple œuvre rituelle, une action d’un corps sur un autre. C’est pourquoi elle ne peut pas non plus être totalement séparée du monde dans lequel elle prend acte, même si elle l’ouvre sur un autre monde : celui du Royaume à venir. Elle est dans le temps de ce monde, l’action par laquelle l’Église est vivifiée de la vie même de Dieu.

Dans le cadre de la pandémie qui nous frappe, dans l’impossibilité raisonnable et vitalement impérieuse de se rassembler, cette réalité substantielle de la liturgie est directement questionnée. Même si la liturgie eucharistique continue d’être célébrée par les ministres de l’Église qui cherchent différents moyens d’y associer les fidèles ; même si les baptisés cherchent à s’unir à la prière de l’Église – en particulier le jour du Seigneur –  ; même si la communion spirituelle est toujours possible et la prière domestique d’une actualité brûlante ; le manque du rassemblement ecclésial autour de l’autel se fait cruellement sentir et ne peut rester qu’une parenthèse dans notre temps, dont le statut ne peut être autrement qu’exceptionnel. On comprend, dès lors, pourquoi le droit doit être observé et appliqué à la juste mesure de l’urgence sanitaire et des conditions contextuelles propres à chaque lieu et chaque temps.

Il reste que, dans le souci pastoral de continuer à vivre du mystère de Dieu, particulièrement dans l’épreuve de la pandémie, beaucoup de choses ont été tentées et proposées pour maintenir vivante la réalité de la foi de l’Église. Il ne m’appartient pas ici d’en faire un recensement ni une évaluation explicite. Mais je me contenterai de retenir trois éléments sous forme de questionnement problématique : la nourriture de la parole de Dieu, la multiplication de la retransmission de la messe, et les pratiques de communion sacramentelle pendant le confinement. Évidemment, mon but n’est pas de juger des pratiques et des personnes, mais de mettre en lumière les enjeux au regard de la dimension théologico-politique que nous avons entrepris de réfléchir.

Commençons par la thématique de la parole de Dieu[28]. Dans la célébration de la messe, la liturgie de la Parole ne constitue ni un préambule ni une dimension accessoire de la liturgie : elle fait partie intégrante du mystère de Dieu qui se donne à nous. Comme l’affirme le concile Vatican II : « l’Église ne cesse de prendre le pain de vie de la table qui est celle de la parole de Dieu aussi bien que du corps du Christ et de le présenter aux fidèles[29]. » Dans la messe, la proclamation de l’Écriture confronte le récit normatif du salut à notre propre récit de vie ; c’est en ce sens que dans une prodigieuse herméneutique, l’Écriture devient parole de Dieu pour la communauté qui la reçoit dans foi. La liturgie de la Parole remplit alors une fonction de révélation et de constitution d’une identité narrative du croyant qui, en se comprenant devant le récit du salut, se trouve associé à la constitution du peuple de Dieu en vue du salut. La corporéité de l’Église n’est donc pas uniquement à comprendre à partir de la corporéité du sacrement eucharistique, mais déjà à partir de la « manducation de la Parole[30] ». Ainsi donc, même dans l’impossibilité d’assister physiquement et localement à la célébration eucharistique, les baptisés peuvent participer activement à la formation de ce corps ecclésial par la célébration d’une liturgie de la Parole ; c’est d’ailleurs le sens des préconisations des évêques et du Service national de pastorale liturgique et sacramentelle (SNPLS) dans ses recommandations pour le confinement. Même si, dans les circonstances exceptionnelles du confinement, ces liturgies domestiques de la Parole semblent déconnectées de nos habitudes et de la dynamique de la célébration eucharistique, elles conservent la communication de la grâce de Dieu et alimentent la corporéité de l’Église.

La multiplication des retransmissions des messes sur les réseaux sociaux pose en elle-même plus de difficultés[31]. Si le souci de regrouper « virtuellement » les paroissiens ordinaires autour de la célébration locale a poussé nombre de pasteurs à retransmettre leurs célébrations, la généralisation de « l’offre » entraîne une reconfiguration des communautés d’appartenance. J’emploie ici un vocabulaire ouvertement consumériste pour mettre l’accent sur le fait que « choisir sa messe » dans un « catalogue » dont la gamme s’étend de la célébration privée du Pape à Rome, au vicaire de la paroisse territoriale, en passant par la spécificité ou la sensibilité de tels ou tels prêtres ou communautés, conduit à manifester un éclatement des communautés effectives. On est ainsi conduit à se demander quel corps du Christ peut se constituer dans cet effacement de la communauté locale. La préoccupation pastorale légitime, qui a présidé à ces propositions, entre, bien malgré elle, dans la pathologie d’atomisation et d’individualisation qui se déploie dans le sillage de la modernité. Les processus de « continuités pastorales », sans pouvoir faire preuve d’une authentique imagination théologique dans l’urgence, ont accentué au plan ecclésiologique ce que les géographes Patrick Poncet et Olivia Vilaça[32] constataient dans leur tribune dans Le monde pendant le premier confinement : « en quelques jours, le monde est redevenu une somme de parties […] Le “tout” que souhaitait construire la mondialisation s’est décomposé à la faveur d’un morcellement général ». Les risques de dérives « communautaristes » dans l’Église ne sont pas nouveaux, et le choix d’une communauté d’élection au détriment d’une territorialité paroissiale constituent un défi courant en Occident. Il n’est pas étonnant non plus que les tensions qui parcourent la société parcourent aussi l’Église, mais dans l’analyse théologico-politique, nous devons aussi nous interroger sur ce que cela révèle de la compréhension que nous avons de nos eucharisties et du corps ecclésial qui leur est lié.

Enfin, les pratiques de célébrations eucharistiques « à distance » pendant le confinement nous ramènent aussi à notre propre conception de l’eucharistie et de la tentation de la réduire à l’hostie consacrée. À la sortie du confinement du printemps, j’avais formulé cette problématique ainsi :

Le risque est que s’opère en nous un glissement vers « la chose » eucharistique en oubliant le dynamisme de l’action liturgique qui est à l’œuvre. […] Pour que « l’Église fasse l’eucharistie », il faut plusieurs éléments indissociables : la parole de Dieu (et sa manducation), le pain eucharistique (et ultimement sa consommation), et la communauté rassemblée (ministre et baptisés). Ce sont les divers modes de présence Christ dans la célébration. De ces trois éléments, dans les contraintes de confinement, le troisième manque à l’appel. Le souci de l’aider à « rejoindre spirituellement » une célébration où le président est dramatiquement seul suffit-il à justifier son absence ? […] L’inflation de célébrations eucharistiques retransmises ne court-elle pas le risque de mettre davantage l’accent sur le pain consacré – que le fidèle ne peut recevoir – et d’induire chez certains que, ce qui compte surtout, c’est l’hostie ? En fin de compte, le manque créé par l’absence du corps ecclésial du Christ manifesté par l’assemblée met en lumière les liens intrinsèques qui l’unissent au corps scripturaire et au corps sacramentel. Lorsque nous affirmons, dans la réciproque de l’adage cité plus haut que « l’eucharistie fait l’Église », l’eucharistie dont il est ici question n’est pas tant le Saint-Sacrement en tant que tel, mais l’action eucharistique tout entière qui construit le corps ecclésial du Christ. Un enjeu pastoral important me semble apparaître ici. Pendant ce temps relativement long du [premier] confinement, quelle était l’opportunité de proposer de participer « ordinairement » à la retransmission d’une célébration eucharistique où le corps de l’assemblée et le corps sacramentel ne pouvaient se rejoindre ?[33]

Je laisse volontairement ici ces questions ouvertes, mais elles sont amplifiées par les pratiques de communion eucharistique proposées « en libre-service » (à l’exclusion bien entendu de la communion des malades et des mourants). Ne court-on pas le risque de réduire le corps eucharistique à la portion congrue – comprenons la présence réelle de Dieu dans la circonférence de l’hostie ? Et cela ne doit-il pas nous conduire à situer le centre de gravité de la sacramentaire dans une théologie de l’assemblée comme corps du Christ ? Dans tous les cas, la nécessité de lier davantage et de manière plus existentielle les différents corps du Christ suscités dans la liturgie concourt à une meilleure compréhension de la particularité de la nature politique du corps ecclésial.

En fin de compte, ces trop rapides questionnements adressent une invitation à redécouvrir autrement la puissance de signification de la messe et de la liturgie tout entière à la lumière de l’imagination théologico-politique de l’Église. À n’en pas douter, nous avons là, une occasion de réajuster notre rapport à l’eucharistie : cela sera peut-être une œuvre bénéfique de la crise.

Conclusion :
vers une ecclésiologie politique renouvelée

Au terme de cette réflexion, il me revient cette affirmation stimulante de William Cavanaugh qui, dans son livre programmatique Eucharistie-Mondialisation, déclarait :

Nous ne sommes pas pour autant condamnés à rester prisonniers de la cage de fer de la modernité. L’eucharistie est le gage de notre libération. Ici-bas déjà. C’est l’espérance que je voudrais partager à mon lecteur. À l’encontre des prétentions de la politique moderne, qui caricaturent la théologie chrétienne, la liturgie constitue un acte politique, impliquant une autre représentation de l’espace et du temps, où s’édifie un corps de résistance, le Corps du Christ. Ce corps est un corps blessé, brisé par les puissances et les principautés, et dont le sang est répandu en offrande sur cette terre dévastée. Mais c’est aussi un corps traversé par la résurrection, un signe de l’irruption saisissante du Royaume dans le temps de l’histoire et la présence disruptive du Christ-Roi dans la politique du monde[34].

Il me semble donc que le parcours effectué nous incite à opérer le passage d’une « théologie politique » (au sens classique) à une « ecclésiologie politique », dans le sens où le pôle théologique du théologico-politique ne pourrait être pleinement honoré qu’en rendant à l’Église la place qui lui revient. Ainsi, cette « ecclésiologie politique » nouvelle devrait être capable « d’imaginer » une présence ajustée de l’Église dans la société grâce à ses ressources les plus propres au titre desquels la liturgie et particulièrement l’eucharistie tiennent une place singulière. Les questions et les défis ne sont pas nouveaux, mais la pandémie qui nous frappe et la crise qu’elle génère les font apparaître de manières nouvelles, dans une intensité accrue, et une urgence pastorale grandissante. Situés dans le conflit des imaginations à l’œuvre dans la société, ils exigent de prendre la mesure des dérèglements, lacunes et apories qui ont pu apparaître dans l’ordinaire de la vie chrétienne en prenant appui sur ce que génère l’eucharistie comme imagination alternative du monde qui construit le vrai Corps du Christ.

Dr Sylvain BRISON
Theologicum – Faculté de Théologie


[1]. À titre d’exemple de réflexion sur les compétences et les relations entre ces autorités, on pourra lire avec intérêt le « Tract Gallimard » du philosophe des sciences Étienne Klein : Le goût du vrai, Paris, Gallimard, « Tract » 17, 2020.

[2]. Sur une compréhension de ces enjeux, voir Michel de Certeau, « Crédibilités politiques », dans L’invention du quotidien, Tome 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, « Folio essais » 146, 1990 (1980), 259-275.

[3]. À ce propos, voir : Olivier Praud, « Prier et célébrer au temps du Covid-19 en France. Essai d’analyse et perspectives théologiques », dans Hans-Jürgen Feulner et Elias Haslwanter (Hg.), Gottesdienst auf eigene gefahr ? Die feier der liturgie in der zeit von Covid-19, Münster, Aschendorff Verlag, 2020, 339-354.

[4]. Je pense ici aux directives prises par l’épiscopat comme l’obligation de la communion dans la main, l’abstinence du geste de paix, et même la suppression ponctuelle de messe et la levée de l’obligation dominicale avant même toute directive civile nationale.

[5]. Carl Schmitt, « Théologie politique II. Une légende : la liquidation de toute théologie politique (1969) », dans Théologie politique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 1988, p. 177.

[6]. William T. Cavanaugh, « The Church as Political », dans Migrations of the Holy, Grand Rapids, Eerdmans, 2011, p. 123.

[7]. Pour une analyse plus développée de l’argumentation de William Cavanaugh, voir Sylvain Brison, « Une ecclésiologie qui suppose la déconstruction des mythes modernes », dans L’imagination théologico-politique de l’Église. Vers une ecclésiologie narrative avec William T. Cavanaugh, Paris, Cerf, « Cogitatio Fidei » 310, 2020, 101-172 (surtout p. 108-128).

[8]. Sur cette « migration » de l’Église vers l’État, voir les travaux de William Cavanaugh : en particulier Theopolitical Imagination, New York, T & T Clark, 2002 (rétroversion américaine d’Eucharistie-Mondialisation, Genève, Ad Solem, 2001) et Migrations of the Holy, 2011(Trad. Migrations du sacré, Paris, Homme Nouveau, 2011). On pourra aussi consulter : Ghislain Waterlot (dir)., La théologie politique de Rousseau, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « philosophica », 2010 ; ainsi que les cours de l’historien Patrick Boucheron « Fictions politiques » données en 2017 au Collège de France et disponibles sur le site web de l’institution (https://www.college-de-France.fr).

[9]. William T. Cavanaugh, Migrations of the Holy, p. 134.

[10]. Ibid. p. 136.

[11]. Ibid. p. 137.

[12]. Aux références déjà données, on peut ajouter pour William Cavanaugh, Torture et eucharistie, Paris, Ad Solem – Cerf, 2009. Pour le philosophe canadien : Charles Taylor, L’âge séculier, Paris, Seuil, 2011, en particulier « Les imaginaires sociaux modernes », p. 289-380. Notons aussi l’étude comparative entre les deux penseurs : Randall S. Rosenberg, « The Catholic Imagination and Modernity : William Cavanaugh’s Theopolitical Imagination and Charles Taylor’s Modern Social Imagination », The Heythrop Journal XLVIII, 2007, 911-931.

[13]. Cf. William T. Cavanaugh, « The Myth of the State as Saviour », dans Theopolical Imagination, p. 9-52 (Amplification de : William T. Cavanaugh, « Le mythe de l’État comme sauveur », dans Eucharistie-Mondialisation, p. 19-61).

[14]. William T. Cavanaugh, « Réponse aux essais venus de France », dans Sylvain Brison, Henri-Jérôme Gagey et Laurent Villemin, dir., Église, politique et eucharistie. Dialogue avec William Cavanaugh, Paris, éd. du Cerf, « Cerf Patrimoine », 2016, p. 122.

[15]. On pourrait d’ailleurs réinterpréter en ce sens le vieil adage lex orandi, lex credendi.

[16]. Voir le discours des vœux du pape François à la Curie romaine le 21 décembre 2020 : http://www.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2020/december/documents/papa-francesco_20201221_curia-romana.html (consulté le 5/04/2021).

[17]. John O’Malley, L’événement Vatican II, Bruxelles, Lessius, « La Part Dieu » 18, 2001.

[18]. Laurent Villemin, « Le rapport de l’Église à l’État et à la société dans les évolutions récentes de l’ecclésiologie », Société, droit et religion 6, 2016, 139-148 (ici p. 139).

[19]. Ibid. p. 142.

[20]. Ibid. p. 143-144.

[21]. Mutatis mutandis, toute crise accentue cet effet révélateur. Dans le travail qu’il conduit sur l’Église du Chili sous le régime de Pinochet, Cavanaugh montre que la crise provoquée par la pratique de la torture et des disparitions révèle un problème ecclésiologique majeur qui touche à la nature de l’Église et de l’État.

[22]. Déjà dans Torture et eucharistie, William Cavanaugh montre que la finalité de la pratique de la torture par l’État moderne ne repose pas sur la connaissance de vérités supposées cachées mais, par une forme de liturgie perverse, de fabriquer des individus, des monades isolées pour asseoir un pouvoir de plus en plus grand. Cette marque de la modernité est retravaillée dans les œuvres postérieures – en particulier dans Eucharistie-mondialisation et dans Migrations du sacré – à partir de l’analyse des philosophies de l’État à l’époque moderne.

[23]. William T. Cavanaugh, Eucharistie-Mondialisation, p. 120-121.

[24]. À titre d’exemple, l’importante étude de Hans Urs von Balthasar sur Origène l’expose de manière lumineuse : Hans Urs von Balthasar, Parole et mystère chez Origène, Genève, Ad Solem, 1998, 141. Le livre reprend l’édition originale publié aux éditions du Cerf en 1957, qui elle-même reprenait deux articles en français parus dans RSR 26 (1936) et 27 (1937) sous le titre « le Mysterion d’Origène ».

[25]. On renverra sur ces questions à la grande étude historico-théologique d’Henri de Lubac : Corpus mysticum. L’Eucharistie et l’Église au Moyen Âge, « Œuvres complètes » XV, Paris, éd. du Cerf, 2009 (1949).

[26]. Il n’est pas possible ici de développer l’origine et la pertinence de cette expression. Mais elle est explicitement employée par Hans Urs von Balthasar dans son analyse de la pensée d’Origène, en particulier dans son étude sur « Mystère et incarnation » (Hans Urs von Balthasar, Parole et mystère chez Origène). Dans le même sens, le théologien suisse reprend cette pensée à propos de Dieu qui se crée un « corps d’expression » (Hans Urs von Balthasar, La gloire et la Croix, Les aspects esthétiques de la Révélation, Apparition I, Paris, Aubier, « Théologie » 61, 1965, p. 386).

[27]. « Cibus sum grandium : cresce et manducabis me. Nec tu me in te mutabis sicut cibum carnis tuae, sed tu mutaberis in me. – Je suis l’aliment des grands : grandis et tu me mangeras. Et tu ne me changeras pas en toi, comme l’aliment de ta chair, mais c’est toi qui seras changé en moi. » (Augustin, Les confessions, Livre VII, x, Paris, DDB, « Bibliothèque Augustinienne » 13, 1962, p. 616-617).

[28]. Je reprends ici de manière résumée, le développement sur l’imagination eucharistique de l’Église dans le chapitre 6 de ma thèse. Voir Sylvain Brison, L’imagination théologico-politique de l’Église, p. 297-306.

[29]. Constitution dogmatique Dei Verbum 21. Dans le cadre liturgique, voir aussi le numéro 29 de la Présentation générale de missel romain (PGMR) : « Lorsqu’on lit dans l’Église la sainte Écriture, c’est Dieu lui-même qui parle à son peuple et c’est le Christ, présent dans sa parole, qui annonce l’Évangile. »

[30]. Ici on peut remarquer comment, dans ses gestes et ses paroles les plus simples, la liturgie donne aux croyants d’actualiser dans leur corps cette réalité de la médiation de la présence du Christ. Par exemple, après la proclamation de l’évangile, le ministre invite à la louange en disant : « Acclamons la parole de Dieu » (« Verbum Domini »). L’assemblée répond : « Louange à toi Seigneur Jésus » (« Laus tibi, Christe »), et non pas « louange à toi sainte Bible » ! Ainsi, le peuple reconnaît dans la proclamation effective du texte de l’Écriture la présence du Christ dans le « corps » de sa parole, présence réelle du Seigneur qui le constitue comme peuple. C’est ce que formule à sa manière la constitution sur la sainte liturgie au numéro 7 : « [le Christ] est là présent dans sa parole, puisque lui-même parle pendant que sont lues dans l’Église les saintes Écritures » (SC 7).  Voir aussi PGMR, 55.

[31]. Pour un développement de ces réflexions, voir Sylvain Brison, « L’imagination de l’Église au défi du confinement », Prêtres diocésains 1561, 2020, 203-217.

[32]. Voir leur tribune dans Le Monde, 21 avril 2020, p. 24.

[33]. Sylvain Brison, « L’imagination de l’Église au défi du confinement », p. 211-213.

[34]. William T. Cavanaugh, Eucharistie-Mondialisation, p. 18.