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Revue prêtres diocésains

Sylvain Brison, « L’imagination de l’Église au défi du confinement », Prêtres diocésains 1561 (2020), p. 203-217.

Cet article développe une réflexion sur les défis ecclésiologiques des pratiques mises en œuvre pendant le confinement dû à la pandémie du Covid-19 (SRARSCov20). L’auteur explore sous l’angle de l’imagination théologique la question en pointant différents enjeux autour de la représentation du prêtre, de la communauté virtuelle, de l’eucharistie et de la charité.

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Toute crise est une épreuve. Si elle l’est pour tout homme, elle l’est donc pour l’Église et pour la foi. La crise sanitaire qui a frappé le monde en cette année 2020 semblait à la fois inattendue et imprévisible. Elle a exigé des prises de conscience et la mise en œuvre de mesures drastiques pour contenir autant que possible l’épidémie. Solidairement pris dans le tourment, l’Église s’est adaptée aux prescriptions du gouvernement pour le bien commun et la santé des hommes. Elle a dû apprendre à vivre dans un confinement strict, alors que rien ne semblait l’y avoir préparée. Ainsi, cette situation complexe et inédite a suscité de nouvelles manières de vivre en Église, des propositions différentes pour soutenir la foi des fidèles, mais aussi un grand nombre de questions et de réflexions sur ces nouvelles modalités. S’il y a un bienfait des crises, c’est qu’elles imposent une avancée vers l’avenir et interdit tout retour en arrière ; elles ouvrent à un « aujourd’hui » et à un « demain » qui ne s’imaginent que dans la tension vers la grâce de Dieu : elles deviennent alors une chance pour la foi et pour la vie. En même temps, toute crise porte en elle un effet miroir et révélateur qui, en amplifiant les phénomènes, permet de voir plus facilement les points aveugles qui jalonnent ordinairement nos habitudes. Le présent essai se propose de poser quelques jalons théologiques et pastoraux pour que chacun puisse relire et évaluer les différentes postures adoptées pendant ces temps exceptionnels. Il n’a certes pas l’ambition de l’exhaustivité, et encore moins la prétention de juger « à chaud » les pratiques, et certainement pas les personnes. Mais il veut se situer au-delà des intuitions et des réflexes pour discerner le visage de l’Église qui se profile dans cette curieuse traversée des apparences. Au-delà des découvertes et des ingéniosités suscitées par un réel zèle apostolique, il est important d’interroger les modalités mises en œuvre pendant le confinement pour vérifier si elles relèvent de palliatifs destinés à assurer un plan de continuité de nos pratiques habituelles, ou si elles témoignent d’une volonté de ressaisir les fondements de la vie chrétienne pour offrir aux fidèles une vie de foi ajustée aux difficiles circonstances présentes.

Beaucoup d’éléments devraient ainsi pouvoir être pris en compte. Mais la manière dont, très vite, à partir du 17 mars 2020, les célébrations de messes retransmises sur internet — et même parfois l’adoration eucharistique — se sont développées conduit à s’interroger sur plusieurs dimensions dont je retiens les plus importantes : la compréhension de l’identité et du rôle du prêtre, l’importance de la communauté (qui par le fait même de la crise est absente physiquement de la célébration), le sens de l’eucharistie elle-même, et le rapport que nous avons au monde. Ces thématiques dépassent largement le seul point des « messes en ligne » qui les fait apparaître. J’ai donc choisi d’entrer dans ces questions par un biais résolument ecclésiologique, laissant les aspects plus juridiques et plus sacramentels à d’autres réflexions.

Dans un premier temps, j’introduirai la notion d’imagination appliquée à la théologie afin de prendre une certaine distance vis-à-vis des pratiques pour les resituer dans un contexte théologique plus large. Ensuite, dans un second moment, je questionnerai la relation à la communauté qui se trouve profondément remaniée au regard de la pandémie qui frappe le monde. Cette investigation nous conduira à considérer la compréhension même que nous pouvons nous faire de l’eucharistie et des déplacements intempestifs qui peuvent y apparaître. Enfin, j’élargirai la relecture entreprise aux autres dimensions de la vie chrétienne, au-delà de la question liturgique des célébrations, vers la nécessité du témoignage et du service.

La crise comme révélatrice des imaginations théologiques

Notre monde occidental est habitué à une approche technique et précise des questions théologiques. Nos analyses se focalisent rapidement sur des points de détails. Mais il ne faudrait pas, en visant le particulier, manquer le tout. En effet, comment pouvons-nous tenter de comprendre des situations données, des pratiques mises en œuvre, si nous ne les resituons pas dans un cadre plus large ? En théologie contemporaine, une nouvelle manière d’appréhender les problèmes apparaît dans la notion d’imagination[1]. Sans entrer dans une analyse trop technique impossible ici, retenons quelques éléments importants. L’imagination est la faculté par laquelle le monde devient compréhensible et l’action de l’homme, en son sein, possible[2]. L’imagination vise quelque chose de plus « large » et de plus « profond » que les conceptions intellectuelles que nous faisons de la réalité sociale[3]. Il s’agit donc d’envisager les postures, les contextes, les images, et les récits qui structurent — souvent malgré nous — nos représentations du monde et de l’Église, et qui conditionnent, en quelque manière, nos comportements, nos improvisations, et nos actions. Mais au-delà de sa dimension « reproductrice » (reproduire la réalité dans notre compréhension), l’imagination possède une puissance « productrice » qui crée du nouveau à partir de l’ancien, et qui détermine ainsi, non plus le « monde » duquel nous venons, mais le « monde » que nous construisons par nos actions et nos récits. Elle est cette fonction qui, « en tant que l’homme est fait à la ressemblance de Dieu, garde un rapport éloigné avec cette puissance sublime par laquelle le Créateur conçoit, crée et entretient son univers. »[4] Ainsi, l’imagination théologique chrétienne peut être une ressource à mobiliser dans l’effort de compréhension et d’évaluation de nos propositions ecclésiales pendant cette crise inédite.

Pour faire simple, il me semble que la plupart des propositions pastorales proposées pour vivre sa foi « à distance » peuvent être organisées en deux grandes catégories. La première, sans doute la plus visible (tant par le déploiement massif qu’elle a rapidement suscité, que par la médiatisation dont elle a fait l’objet), regroupe les retransmissions d’actes cultuels, en particulier la messe, et parfois même l’adoration eucharistique. Nous étions déjà habitués à la messe en direct par le canal de la télévision[5]. Cependant, internet et les réseaux sociaux ont donné la possibilité à tout prêtre qui le souhaitait — depuis le Pape tous les matins à Sainte-Marthe jusqu’au petit vicaire de la campagne reculée — de diffuser sa célébration en visioconférence, filmée en direct, ou, ce qui est plus gênant au regard des règles de l’Église, en différée. Dès lors se pose un certain nombre de questions théologiques et pastorales qu’il nous faudra reprendre plus loin. La seconde catégorie rassemble les différentes propositions mises en œuvre pour développer la vie spirituelle dans toutes ses dimensions. On y relève des propositions de catéchèse, d’enseignement, de méditation, de formation à la théologie ou la lecture de la Bible, d’organisation de temps de prière ou de liturgies domestiques, mais aussi des possibilités de se mettre aux services de plus faibles. Ces propositions font en général aussi appel à la diffusion de contenus audiovisuels par écran interposé, mais se distinguent de ceux de la première catégorie dans leur volonté de dépasser la dimension facilement consumériste ou passive que provoquent les écrans (télévision, tablettes, ordinateurs et smartphones), en redonnant aux personnes la possibilité d’être en action concrète. Bien entendu, cette catégorisation ne peut être exclusivement binaire et la réalité montre souvent que, dans bien des paroisses, on a cherché à faire feu de tout bois. Je retiens cependant que la posture de l’un et l’autre type de proposition diffèrent fondamentalement.

Un conflit des imaginations ?

Bien que probablement insuffisante, cette typologie semble correspondre peu ou prou à une caractérisation plus classique, qui fait encore débat dans la théologie des ministères : la distinction entre la pente sacerdotaliste et la pente presbytérale dans la désignation théologique des pasteurs de l’Église[6]. Autrement dit, chaque prêtre a répondu, de manière instinctive ou réfléchie, à des questions qui se sont insidieusement posées à lui, parfois de manière larvée, et qui pourraient se formuler ainsi : « Qu’est-ce qui fait que je suis encore prêtre pour une communauté quand il m’est impossible de la réunir ? Sous quels modes mon action pastorale peut-elle encore se déployer ? » La problématique qui est en jeu ici, mais qui demeure trop souvent cachée, est celle de l’identité du prêtre telle qu’elle se révèle dans le lien à la communauté, et particulièrement quand celle-ci n’est pas présente. Les deux perspectives que je viens de rappeler se situent différemment, historiquement et théologiquement, dans la réponse à ces questions. La perspective sacerdotaliste, massivement développée depuis le concile de Trente, axe l’identité du ministre sur la repraesentatio Christi, la potestas sacra, et donc sur une dimension cultuelle qui identifie quasi exclusivement le prêtre à sa fonction de célébrant de l’eucharistie. La perspective presbytérale, redéveloppée au xxe siècle et remise en valeur par le concile Vatican II[7], relève davantage d’une dimension ministérielle et situe le prêtre, non plus dans une potestas (pouvoir), mais un ministerium (service). Ce faisant, le ministère presbytéral se deploie dans la diversité des tria munera — et non plus seulement dans le munus santificandi — dont le premier munus est le service de l’annonce de l’Évangile (cf. LG 28). Il faut ici remarquer que le débat théologique entre l’option pour l’une ou l’autre perspective reste ouvert dans l’Église. Mais nous pouvons prendre acte que, l’une et l’autre relèvent de deux imaginations théologiques distinctes qui, si elles peuvent ne pas toujours s’opposer, construisent deux représentations de Dieu, de l’Église et du monde sensiblement différentes.

Il me semble que, au-delà des questions techniques et pratiques, se profile dans cette prise de recul un élément important — voire décisif — qui concerne notre manière de vivre comme pasteur dans l’Église. Il nous faut avoir le courage d’interroger nos pratiques qui révèlent l’imagination théologique dans laquelle nous nous situons. Cela est vrai pour les pasteurs, mais aussi pour les fidèles. Axer de manière prépondérante une pastorale sur la question de la célébration sacramentelle retransmise ne risque-t-elle pas d’obscurcir les autres missions du prêtre et l’équilibre de la vie spirituelle des fidèles ? À tout le moins, ces propositions posent de nombreuses questions dont je voudrais rappeler, dans cet article, les principaux enjeux ecclésiologiques.

Avant de formuler les questions, il faut reconnaître un aspect positif des propositions qui ont été faites : elles témoignent d’un zèle apostolique et d’une préoccupation des pasteurs pour leur communauté. Il n’est pas inutile de le préciser. Mais même dans ce souci pastoral, il nous faut considérer les enjeux qui se profilent dans ces pratiques. Pour prendre un exemple, il existe au moins deux solutions — sinon plus — pour diffuser une messe en direct sur internet : le flux vidéo[8] et la visioconférence[9]. Mais les deux possibilités ne sont pas strictement équivalentes du point de vue de l’interaction qu’elles induisent. Se filmer avec un smartphone ou une caméra oblige à une distanciation totale où le président est « coupé » de l’assemblée qui n’est alors présente que dans son intention. Une visioconférence quant à elle implique une interaction entre le président et les personnes connectées qui peuvent participer à la célébration sous certaines modalités (chants, lectures, réponses au dialogue). Dans ce cas, si la présence physique est toujours absente, la modalité d’interaction entre les participants (ministre et fidèles) rend la communauté autrement « présente ». La première méthode oblige à focaliser l’attention sur « l’acteur » de l’action liturgique, le prêtre ; alors que la seconde favorise une orientation plus communautaire. Le choix de l’une ou l’autre solution dépend souvent de contraintes techniques et des compétences disponibles, mais révèlent, en fin de compte, des imaginations contradictoires. Cet exemple replace sous nos yeux directement la question de la communauté, mais nous invite également à dépasser le cadre trop strict de la célébration.

La communauté au défi du morcellement

Un des traits caractéristiques de l’eucharistie est qu’elle est toujours célébrée localement. La grande tradition de l’Église a toujours lié la célébration du culte à la construction du corps ecclésial[10]. Nous pouvons d’ailleurs relire l’attachement de l’institution à la paroisse territoriale — y compris dans ces temps postmodernes où nous ne sommes plus capables de « quadriller » le territoire — comme l’expression du lien entre un peuple donné et les célébrations qui le construisent comme corps du Christ en un lieu. Or, nous savons par expérience qu’il est difficile aujourd’hui de ne pas verser dans une pastorale communautariste qui privilégierait le choix d’une communauté de ressemblance à une communauté territoriale. Nous savons que nos « paroissiens » ne sont plus guères les habitants du village ou du quartier, mais de plus en plus des paroissiens d’élection. Ce qui est en jeu ici n’est pas directement la satisfaction personnelle de trouver une messe qui « m’aide à prier » que le risque de construire des communautés si homogènes qu’elles pourraient de ne plus être l’Église dans la diversité de ses membres. Les pasteurs connaissent bien ces questions. Or, la multiplicité des célébrations sur Facebook ou sur YouTube reconfigure cette situation et pointe vers de nouveaux défis.

Dans les effets de la crise sanitaire mondiale, un des plus significatifs est que « en quelques jours, le monde est redevenu une somme de parties ». Ce constat posé par les géographes Patrick Poncet et Olivia Vilaça[11] vise à montrer que la construction politique de la crise en fonction des pays révèle que « le “tout” que souhaitait construire la mondialisation s’est décomposé à la faveur d’un morcellement général ». Le repli sur soi, la fermeture des frontières, les méthodes de luttes contre l’épidémie choisies indépendamment des autres, conduisent à un système isolationniste inquiétant. En d’autres termes, les « imaginations politiques » des États diffèrent face à la crise et génèrent des groupuscules autonomes. L’Église, vivant dans le monde, n’est pas non plus étrangère à ces tensions qui s’y affrontent et elle est aussi confrontée à cette tentation de l’atomisation. Mais elle possède une force particulière, car sa « catholicité » n’est pas le produit de la somme des parties qui la composent. La tension entre l’universel et le local est, dans l’Église, articulée sur la communion dans la foi : l’universel est toujours présent dans le local, et l’Église locale est en quelque manière toujours universelle[12]. C’est précisément ce que signifie la célébration de l’eucharistie : toujours célébrée en un lieu, elle introduit, sans la détruire, cette communauté dans le corps universel du Christ qu’est l’Église. Mais, lorsque la célébration ne peut se tenir ordinairement dans le rassemblement de l’assemblée, quand cette dernière ne peut effectivement communier sacramentellement au pain qui la rassemble dans l’unité, quand elle est conduite à regarder la célébration sur un écran, et quand, elle peut choisir « sa messe » dans un catalogue aussi vaste que le monde, que reste-t-il de cette dimension locale et universelle de la communauté ?

Nous sommes là dans un positionnement ambivalent : à la fois, le désir — voire le besoin — de se rattacher à une communauté clairement identifiée dit l’importance de la communauté locale (qu’elle soit territoriale ou d’élection) et des personnes réelles, et, en même temps, la possibilité de choisir, selon son propre désir ou sa sensibilité du moment, le « type » de messe ou de communauté renvoie à une « privatisation » de l’eucharistie qui n’articule plus tout à fait les différents niveaux qu’elle signifie. Ces questions sont incontournables pour le pasteur qui « propose sa célébration », car elles engagent une posture pastorale de l’Église qui ne saurait être négligée.

Poncet et Vilaça concluent leur analyse en affirmant que « la crise actuelle fait cruellement sentir l’absence d’un exécutif mondial ». Oserons-nous transposer cette analyse à la situation de l’Église ? En effet, le régulateur, le protecteur et le garant de la liturgie est l’évêque diocésain. Ce point n’est pas anecdotique, car le ministère épiscopal est principalement un ministère de communion. L’évêque, par son service apostolique, est à la fois le garant de l’unité de la foi de l’Église particulière qu’il préside, et le garant de la communion de son Église avec les autres Églises au niveau universel. À ce titre, lorsque l’évêque préside l’eucharistie pour son peuple il réalise cette union du local et de l’universel d’une manière tout à fait particulière. Sur l’ensemble de ces questions, la régulation épiscopale est donc prépondérante et non accessoire. Il restera à les reprendre, une fois sortis de cette situation exceptionnelle de crise.

L’eucharistie au défi d’une réduction à l’hostie consacrée

Les pratiques de célébrations eucharistiques « à distance » pendant le confinement nous ramènent aussi, que nous le voulions ou non, à notre propre conception de l’eucharistie. Ici aussi se déploie une imagination particulière. Depuis les controverses eucharistiques à partir du xie siècle[13], et leurs conséquences politiques à partir du xiiie siècle et jusqu’à nos jours[14], en passant par le concile de Trente et l’ecclésiologie de la Contre-Réforme, nous avons pu nourrir une tendance à focaliser l’eucharistie sur la consécration de l’hostie. Le fait même que nous employions sans véritablement l’interroger le même mot pour désigner, la célébration dans toutes ses dimensions et l’hostie consacrée dans sa nature transsubstantiée est révélateur. Le risque est que s’opère en nous un glissement vers « la chose » eucharistique en oubliant le dynamisme de l’action liturgique qui est à l’œuvre. Les théologiens et les historiens de la liturgie auraient sans doute une grande expertise sur la question dont nous pourrions bénéficier, mais je voudrais ici me focaliser sur les enjeux ecclésiologiques sous-jacents. Pour que « l’Église fasse l’eucharistie », il faut plusieurs éléments indissociables : la Parole de Dieu (et sa manducation), le pain eucharistique (et ultimement sa consommation), et la communauté rassemblée (ministre et baptisés). Ce sont les divers modes de présence Christ dans la célébration[15]. De ces trois éléments, dans les contraintes de confinement, le troisième manque à l’appel. Le souci de l’aider à « rejoindre spirituellement »[16] une célébration où le président est dramatiquement seul suffit-il à justifier son absence ? La liturgie de la Parole peut se vivre authentiquement au cœur de chaque foyer dans la méditation de l’Écriture et le partage fraternel — c’est là sa grande force. Or, n’est-elle pas trop souvent réduite à une sorte de préliminaire nécessaire avant le « vrai » culte de l’eucharistie qui se réduit ainsi au sacrement de l’autel ? Nous ne devons pas oublier qu’il y a une seule et unique table de la parole qui est aussi celle de l’eucharistie (DV 21). La liturgie de la Parole a donc une fonction déterminante vis-à-vis de l’assemblée puisque, rendant le Christ réellement présent, elle permet aux hommes d’inscrire le récit de leur vie dans le grand récit du salut de Dieu que porte l’Écriture Sainte. Ceci implique que la corporéité de l’Église n’est donc pas uniquement à comprendre à partir de la corporéité du sacrement eucharistique, mais déjà à partir de la « manducation de la Parole »[17].

Dans la situation de distanciation radicale imposée par le confinement, la liturgie de la Parole pouvait se transposer facilement dans diverses propositions que chaque fidèle était en mesure de vivre chez lui. Par exemple, les propositions du Service National de Pastorale Liturgique et Sacramentelle pour vivre la semaine sainte à son domicile étaient particulièrement bienvenues[18]. Dans le même sens, des partages bibliques en famille ou en visioconférence offrent un accès à la présence du Christ dans le corps de l’Écriture. L’inflation de célébrations eucharistiques retransmises ne coure-t-elle pas le risque de mettre davantage l’accent sur le pain consacré — que le fidèle ne peut recevoir — et d’induire chez certains que, ce qui compte surtout, c’est l’hostie ? En fin de compte, le manque créé par l’absence du corps ecclésial du Christ manifesté par l’assemblée met en lumière les liens intrinsèques qui l’unissent au corps scripturaire et au corps sacramentel. Lorsque nous affirmons, dans la réciproque de l’adage cité plus haut que « l’eucharistie fait l’Église », l’eucharistie dont il est ici question n’est pas tant le Saint-Sacrement en tant que tel, mais l’action eucharistique toute entière qui construit le corps ecclésial du Christ. Un enjeu pastoral important me semble apparaître ici. Pendant ce temps relativement long du confinement, quelle était l’opportunité de proposer de participer « ordinairement » à la retransmission d’une célébration eucharistique où le corps de l’assemblée et le corps sacramentel ne pouvaient se rejoindre ? Surtout si l’on convient que la célébration d’une liturgie de la Parole in situ (liturgie des heures, lectio divina, méditation et partage de la Parole de Dieu) pouvait permettre aux chrétiens de faire l’expérience de la présence effective du Christ dans l’accueil de l’Écriture. Il n’est pas question d’invalider la pertinence de la retransmission de la messe en tant que telle, mais de soulever un point de vie spirituelle et pastorale que la surmédiatisation de la messe en ligne conduit à poser.

Nous touchons ici, un autre point connexe. Ce mouvement qui nous fait courir le risque de réduire notre compréhension de l’eucharistie à la seule hostie consacrée rejaillit de manière plus large sur l’ensemble de la vie ecclésiale des baptisés qui ne saurait se réduire seulement à l’eucharistie, tout comme la vie de prière des fidèles ne peut se limiter à leur simple participation à la messe. Si la crise révèle et amplifie ces aspects, elle nous conduit à nous interroger à frais nouveaux sur l’expression de l’eucharistie comme « source et sommet de la vie chrétienne » (LG 11). Cette formulation ne peut être brandie comme un étendard. Le texte conciliaire évoque l’offrande spirituelle des baptisés dans le sacrifice eucharistique et c’est ainsi que ce dernier devient la récapitulation de leur existence dans l’action de grâce. Ce qui demeure central dans la vie chrétienne c’est bien le Christ lui-même qui fait vivre l’homme de sa propre vie[19]. La participation active à l’eucharistie en est une modalité particulière (surtout dans la communion sacramentelle), mais elle n’est en rien exclusive.

Des pratiques de confinement au défi du témoignage et du service

Un dernier point enfin mérite d’être soulevé. Nous avons mis en évidence au début de cette réflexion, la concurrence des imaginations théologiques révélée par la crise. L’importance accordée par les prêtres à la question de la messe et de l’adoration « en ligne » a accentué la dimension cultuelle du ministère et de la vie chrétienne des fidèles. Mais il serait faux et injuste de réduire la vie de l’Église, et particulièrement le sacerdoce commun des baptisés, à ce domaine strict. Si la leiturgia est l’expression de la dimension publique du culte chrétien, la vie de l’Église connaît en échos deux autres dimensions absolument complémentaires : la martyria (le témoignage rendu à Dieu) et la diakonia (le service de Dieu dans l’exercice de la charité). Si beaucoup de prêtres ont été prompts à soutenir la vie de prière des fidèles, quels sont ceux qui se sont préoccupés de leur permettre de vivre les autres dimensions de leur vie baptismale ? La question n’est pas simple, la réponse ne l’est pas non plus. Si le confinement interdisait de se rassembler pour la messe, il ne rendait pas plus facile le secours des personnes faibles et des pauvres ni le témoignage de la vie de Dieu à ceux qui en avaient besoin. Ici se joue une question primordiale : comment pouvons-nous aider les fidèles à vivre la plénitude de leur sacerdoce royal en leur donnant les moyens de se rendre acteurs de l’annonce de l’Évangile ? Le confinement de chacun rendait le défi du refus du repli sur soi d’autant plus d’actualité qu’il a commencé pendant le temps du carême qui nous entraîne au-delà de nous-mêmes.

Rejoindre ces dimensions du témoignage et de la diaconie passait aussi par l’accompagnement des hommes et des femmes qui ont assuré le service de ce que le gouvernement a appelé « les premières lignes ». Elles passaient également par le soutien que certains ont pu donner au service des autres, en particulier au nom de leur foi. Ici se déploie cette créativité de l’amour dont parle souvent le pape François et qui n’a peut-être pas été suffisamment médiatisé même si elle était bien réelle.

Quelle imagination créatrice pour demain ?

J’ai conscience de la difficulté à aborder de tels sujets, et peut-être aussi, du côté abrupt de ces analyses. Mon but est de poser des questions — même si certaines peuvent être dérangeantes — pour nous aider à prendre conscience de ce qui se joue dans le monde et dans l’Église. Si nous prenons suffisamment au sérieux la vie de nos communautés, nous devons vouloir ce qu’il y a de mieux pour elles. Les conditions du temps présent rendent plus complexes que d’habitude notre réflexion et nos actions. Mais en même temps, elles stimulent nos imaginations théologiques et pastorales dans l’annonce du Royaume de Dieu et du salut à tous les hommes.

Quand la crise frappe, elle ébranle tout ! Rien ne nous avait laissés entrevoir de telles conditions et personne n’a pu s’y préparer. Il a fallu agir dans l’urgence et, chacun a sans nul doute réagi au mieux de ses possibilités. Au début de son pontificat, le Pape François a comparé l’Église avec un hôpital de campagne :

« Je vois avec clarté que la chose dont a le plus besoin l’Église aujourd’hui c’est la capacité de soigner les blessures et de réchauffer le cœur des fidèles la proximité, la convivialité. Je vois l’Église comme un hôpital de campagne après une bataille. Il est inutile de demander à un blessé grave s’il a du cholestérol ou si son taux de sucre est trop haut ! Nous devons soigner les blessures. Ensuite, nous pourrons aborder le reste. Soigner les blessures, soigner les blessures… Il faut commencer par le bas. L’Église s’est parfois laissé enfermer dans des petites choses, de petits préceptes. Le plus important est la première annonce : “Jésus Christ t’a sauvé !” »[20]

Dans un hôpital de campagne, l’équipe médicale utilise tout ce qu’elle sait, tout ce qu’elle a, tout ce qu’elle est, pour soigner et sauver la vie de ses patients. La situation sanitaire récente de certaines régions du monde et de notre pays nous l’a dramatiquement rappelé ! Il est évident qu’en d’autres circonstances, avec plus de recul et d’expérience, nous aurions fait différemment ; mais la crise ne sous en a pas laissé l’opportunité. Nous avons tenu bon, les yeux fixés sur le mystère pascal que nous étions en train de célébrer, car, nous le savons, Dieu n’était pas absent de la crise et « Jésus Christ [nous] a sauvé[s] ! » Nous pouvons être heureux que beaucoup de choses bénéfiques se soient produites dans le monde et dans l’Église : elles sont la trace de l’œuvre de Dieu dans nos vies. Les pasteurs et les fidèles qui ne se sont pas mis en retrait doivent recevoir une réelle reconnaissance. Mais, il nous faut quand même prendre au sérieux l’exhortation du pape à ne pas nous « laisser enfermer dans de petites choses », c’est-à-dire dépasser les aspérités et les défauts qui obscurcissent nos imaginations.

Reprenons donc courageusement la question que nous posions au début de cet essai. Au regard des analyses proposées, elle est peut-être plus redoutable qu’il n’y paraît : de quelle imagination créatrice avons-nous été capables pendant ces temps de confinement ? Nous avons déployé de nouvelles ingéniosités pour proposer des temps des prières, des célébrations et des enseignements. Nous avons exploité, sans doute plus qu’à l’ordinaire, les incroyables ressources que nous offrent nos moyens de communication modernes. Nous nous sommes découverts de nouvelles qualités, souvent minimisées et nous avons acquis de nouvelles compétences à mettre dans notre besace de pasteurs. Mais avons-nous été capables d’inventer de nouvelles manières d’annoncer Jésus-Christ dans les circonstances qui furent les nôtres, ou avons-nous seulement continué de proposer ce que nous faisons ordinairement ? Avons-nous été suffisamment à la hauteur de notre tâche de maintenir la dynamique de la vie eucharistique dans nos communautés, ou nous sommes-nous contentés de proposer d’interposer des écrans comme des paravents à nos pauvres pratiques ? De la réponse à ces interrogations dépend, en fin de compte et au moins en partie, le dynamisme de la vie de notre Église demain. Les difficultés du confinement au cœur même de la crise sanitaire mondiale que nous vivons n’auront pas été vaines si elles nous permettent de dévoiler les points aveugles de nos vies ecclésiales pour les éclairer de la grâce vivifiante du Bon Pasteur qui conduit l’humanité vers le Royaume.

Ne nous y trompons pas, la tentation sera grande de faire comme si rien ne s’était passé, et nous ne devrons pas succomber au fantasme de revenir à ce que nous vivions tranquillement auparavant. La crise nous propulse dans une autre imagination. En nous mettant à l’écoute de l’ensemble des baptisés, pour relire avec eux ce que nous avons vécu au regard de la puissance vivifiante de la Parole, nous pourrons orienter nos vies et nos actions vers la nouveauté de la mission, qui apparait immense dans les conséquences de cette crise mondiale. Tous les membres de l’Église sont convoqués à une tâche essentielle pour le monde : construire l’unité dans la charité. N’est-ce pas là la vocation ultime de l’Église ? Sans être totalement sortis de la crise, nous entreprenons un long chemin pour continuer de vivre l’urgence de la foi, de l’espérance, et de l’amour. L’Esprit de celui qui fait « toute chose nouvelle » (Ap 21, 5) saura nous aider non seulement à évaluer, mais aussi à relire ce que nous avons vécu, pour nous entraîner, toujours plus profondément, au cœur de notre responsabilité pastorale d’annoncer le salut du Christ à tous les hommes et les femmes de ce monde.

Dr Sylvain Brison
Theologicum – Institut catholique de Paris


[1] Sur ce sujet voir par exemple le travail du théologien américain William T. Cavanaugh (par exemple Eucharistie-Mondialisation, Paris, Ad Solem, 2001). On pourra aussi consulter Nicolas Steeves, Grâce à l’imagination, « Cogitatio Fidei » 299, Paris, Cerf, 2016 ; et Sylvain Brison, L’imagination théologico-politique de l’Église, « Cogitatio Fidei » 310, Paris, Cerf, 2020.

[2] Ce sont là notamment les puissances de l’imagination développées dans l’œuvre philosophique de Paul Ricœur. Voir Mickaël Fœssel, « Paul Ricœur ou les puissances de l’imaginaire », dans Paul Ricœur, Anthologie, Paris, Point-Essais, 2007.

[3] Sur l’imagination sociale, voir Charles Taylor, « Les imaginaires sociaux modernes », dans L’âge séculier, Seuil, Paris, 2011, p. 289-380.

[4] Catherine Crow, The Night side of nature,1848, citée par Charles Baudelaire, « Le gouvernement de l’imagination (Salon de 1859) », dans Œvres complètes, Paris, Seuil, 1968, p. 398.

[5] Le Jour du Seigneur retransmet la messe dominicale depuis 1948, KTO plus récemment. Sur l’histoire et les enjeux de cette proposition, voir Yves Combeau, L’Évangile en direct, Paris, CFRT – Presses de la Renaissance, 2018.

[6] Pour une synthèse historique et théologique, on pourra consulter : André de Halleux, « Ministère et sacerdoce », dans Patrologie et œcuménisme. Recueil d’études, Leuven, Leuven University Press, 1990, p. 710-765 ; ou pour des apports exégétiques : Charles Perrot, Après Jésus, Paris, Éd. de l’Atelier, 2000.

[7] Remarquons ici simplement qu’il ne s’agit nullement d’opposer Trente à Vatican II, mais il faut les replacer chacun dans leurs contextes. L’un et l’autre déploient les deux tendances, même s’ils le font de manière asymétrique. Trente s’est appuyé sur les thèses sacerdotalistes dans ses controverses avec la Réforme sur la réalité du sacerdoce et de la présence réelle ; mais il enjoint également les prêtres à prêcher et à développer le catéchisme. Vatican II, tout en insistant fortement sur la dimension ministérielle, comporte encore des affirmations sacerdotalistes, car ses textes sont aussi faits de compromis (par exemple en PO 2). Il reste aussi que, à Vatican II, Lumen gentium réfère le sacerdoce des prêtres et le sacerdoce des baptisés à l’unique sacerdoce du Christ, refusant ainsi l’emploi exclusif de la catégorie sacerdotale aux seules ministres.

[8] Littéralement le streaming sur Youtube ou Facebook par exemple.

[9] Par exemple en utilisant un logiciel de type « Zoom » ou « Skype ».

[10] D’un point de vue biblique on peut penser instinctivement aux développements de saint Paul dans la première lettre aux Corinthiens par exemple. De manière plus dogmatique, on peut se référer entre autres aux travaux d’Henri de Lubac (Catholicisme, Corpus mysticum et Les Églises particulières dans l’Église universelle) qui rappelle notamment que la res tantum de tout sacrement (son fruit définitif) est la construction de l’unité de l’Église.

[11] Voir leur tribune dans Le Monde, 21 avril 2020, p. 24.

[12] Cette idée est notamment exprimée dans Christus Dominus 11 par la désignation du diocèse comme « portion » du Peuple de Dieu : dans la portion se trouvent tous les éléments essentiels de l’ensemble.

[13] Voir par exemple Henri de Lubac, Corpus Mysticum. L’Eucharistie et L’Église au Moyen Âge, « Œuvres complètes » xv, Paris, Cerf, 2009 (2e éd. 1949).

[14] L’analyse de l’historien des idées politique Patrick Boucheron est particulièrement intéressante. Voir son cours sur « La société eucharistique » du 31 janvier 2017. Accessible en ligne sur le site de Collège de France : https://www.college-de-france.fr/site/patrick-boucheron/course-2017-01-31-11h00.htm

[15] Nous retrouvons ici une continuité entre les différents « corps du Christ » (physique, scripturaire, ecclésial et sacramentel) que connaissaient bien les Pères de l’Église et dont la modernité nous a, peu à peu, fait perdre la fluidité. Voir par exemple Hans Urs von Balthasar, Parole et mystère chez Origène, Genève, Ad Solem, 1998, p. 49s.

[16] A propos de la « communion spirituelle », on consultera avec beaucoup d’utilité les précisions données par Patrick Prétot au début du confinement sur le site du SNPLS : « Vivre la “communion spirituelle” : repères pour le discernement » (https://liturgie.catholique.fr/accueil/la-messe/la-liturgie-eucharistique/302794-communion-spirituelle-fideles-discernement-acces-communion-sacramentelle/)

[17] Ici on peut remarquer comment, dans ses gestes et ses paroles les plus simples, la liturgie donne aux croyants d’actualiser dans leur corps cette réalité de la médiation de la présence du Christ. Par exemple, après la proclamation de l’évangile, le ministre invite à la louange en disant : « Acclamons la parole de Dieu » (« Verbum Domini »). L’assemblée répond : « Louange à toi Seigneur Jésus » (« Laus tibi, Christe »), et non pas « louange à toi sainte Bible » ! Ainsi, le peuple reconnaît dans la proclamation effective du texte de l’Écriture la présence du Christ dans le « corps » de sa parole, présence réelle du Seigneur qui le constitue comme peuple. C’est ce que formule à sa manière la constitution sur la sainte liturgie au numéro 7 : « [le Christ] est là présent dans sa parole, puisque lui-même parle pendant que sont lues dans l’Église les saintes Écritures » (SC 7 ; voir aussi PGMR, 55).

[18] https://liturgie.catholique.fr/accueil/annee-liturgique/du-careme-au-temps-pascal/la-semaine-sainte/302845-covid-19-celebrer-semaine-sainte-2020-domicile

[19] On trouvera cette idée développée dans le texte publié par Dominique Degoul sur le site de la Province jésuite de l’Europe francophone : https://www.jesuites.com/celebration-de-la-messe-quest-ce-qui-est-en-jeu/

[20] François, L’Église que j’espère. Entretien avec le Père Spadaro, s.j ., Paris, Flammaion / Études, 2013, p. 68.