Dimanche 22 novembre 2020
Le Christ Roi de l’univers
Confinement II – 24e jour

Codex Aureus 
Euchternach, XIe s.

Homélie pour la messe au Séminaire des Carmes

(textes de la messe)


L’annonce du jugement dernier a de quoi nous surprendre, car elle renverse le système de valeur très humain qui est le nôtre. Nous attachons spontanément beaucoup d’importance à la vraie foi, à la saine doctrine, à la vérité de la connaissance de Dieu. Nous mettons beaucoup d’effort à mener une vie droite selon la loi de Dieu (que de sacrifices et d’ascèses pour se vaincre soi-même !). Nous veillons sans doute à pratiquer notre foi le plus régulièrement possible et à maintenir coûte que coûte notre label de « catholique pratiquant ». Il se peut que nous allions même jusqu’à penser que les épreuves que nous rencontrons (y compris le séminaire lui-même) nous seront comptées à justice si nous avons tenu bon envers et contre tout.

Or, dans la parabole de l’évangile, Jésus met à mal nos certitudes ; il les renverse comme il a chaviré les tables des marchands du Temple : car le vrai culte n’est pas celui que nous croyons ! Le Roi qui vient sur les nuées du Ciel ne se laisse pas prendre aux pièges de nos marchandages spirituels, de nos petits arrangements éthiques et de nos confortables certitudes.

Dans le contexte trouble que nous traversons — même si le séminaire constitue une sorte de bulle protectrice — cet évangile interroge violemment notre foi et nos pratiques. Les fractures qui divisent notre Église, notre pays et notre humanité ne sont pas lignes de séparations qui distingueront les brebis et les boucs, les justes et les pécheurs, les fidèles et les infidèles. La presse et les réseaux sociaux fourmillent de revendications, d’accusations, d’invectives et de controverses sur ce qui est « essentiel » et ce qui ne l’est pas. Et au cœur de ces conflits en surgit un qui ne devrait pas y avoir sa place : celui de la revendication de l’eucharistie comme un droit — ou pire, comme un dû.

Entendons-nous bien ! Je ne doute pas que les cris des manifestants devant les Églises soient sincères : que l’eucharistie leur manque, je le crois bien ! Mais, je ne suis pas certain qu’elle soit « justement » située au regard de l’ensemble de notre vie chrétienne selon l’Évangile, en ce monde et maintenant. Je vais être volontairement provocateur, mais je ne pense pas m’écarter bien loin de l’Évangile. Dans cet enseignement, le Roi du Ciel ne séparera pas les brebis des boucs ni sur la foi ni sur la pratique sacramentelle. Navré de vous le dire ainsi, mais il n’y aura pas de comptabilité de nos eucharisties ! Les critères sont tout autres :

  • J’avais faim et soif et vous m’avez donné à manger et à boire
  • J’étais nu et vous m’avez habillé
  • J’étais malade et en prisons et vous êtes venus jusqu’à moi
  • J’étais un étranger et vous m’avez accueilli.

Il nous faut prendre très au sérieux ce commandement de l’amour, surtout pour nous qui, par grâce, continuons de communier chaque jour à l’eucharistie. Car c’est cela qui a permis aux disciples d’Emmaüs de reconnaître le Christ ressuscité. Ce n’est ni la manifestation des signes et des prodiges pendant la vie publique de Jésus ni la découverte du tombeau vide pourtant relatée par Cléophas qui permet aux yeux de s’ouvrir ; ce n’est même pas le long compagnonnage du chemin et l’interprétation des Écritures faite par Jésus lui-même ! Ce qui permet la reconnaissance et l’émerveillement c’est l’hospitalité offerte gratuitement : « Reste avec nous, car il est tard ». Comment ne pas entendre ici l’écho de Mt 25 : « j’étais un étranger et vous m’avez accueilli ». Ce qui permet à la rencontre d’Emmaüs d’être « eucharistie » c’est l’acte d’amour fraternel entre les hommes. Le cœur même du défi évangélique de toute vie chrétienne est de discerner, de trouver et de recevoir la présence du ressuscité. Oui, la fête du Christ Roi est moins un discours sur la fin des temps qu’une invitation à discerner le Christ présent aujourd’hui pour en vivre avec nos frères.

Ainsi, il m’est revenu à l’esprit cette homélie de saint Jean Chrysostome dans laquelle il met en garde les fidèles du Christ contre une trop grande idolâtrie de l’eucharistie sacramentelle :

« L’autel dont je vous parle est fait des membres mêmes du Christ, et le corps du Christ devient pour toi un autel. Vénère-le : dans la chair, tu y fais le sacrifice au Seigneur. Cet autel est plus terrible que celui qui se dresse en cette Église. Cet autel-ci est auguste, à cause de la victime qui y vient ; celui de l’aumône l’est davantage, parce qu’il est fait de cette victime même. Celui-ci est auguste, parce que, fait en pierres, il est sanctifié par le contact du corps du Christ ; et l’autre, parce qu’il est le corps même du Christ. Il est donc plus vénérable que celui-ci devant lequel, mon frère, tu te trouves. Et toi, tu vénères cet autel-ci, lorsque le corps du Christ y descend. Mais l’autre qui est le corps du Christ, tu le négliges et tu restes indifférent, quand il périt.
Cet autel, tu peux le voir dressé partout, dans les ruelles et sur les places, et, chaque heure, tu peux y faire le sacrifice, car c’est là aussi le lieu des sacrifices. Et comme le prêtre, debout à l’autel, appelle-le Esprit ; de même, toi aussi, tu appelles l’Esprit, comme cette huile répandue en abondance. »

Nous ne manquons pas d’occasion de célébrer l’eucharistie sur l’autel du frère et de la charité. Nous ne manquons pas d’occasion de rencontrer du Roi des rois dans le frère, le pauvre et le prochain. Nous ne manquons pas d’occasion d’être comptés parmi les brebis du Seigneur, mais le faisons-nous ?

Si la fête du Christ-Roi doit nous donner un vrai enseignement eschatologique, c’est bien celui de l’urgence de cette rencontre (à l’extérieur du séminaire comme à l’intérieur). Et si nous avons pu nous égarer, nous dispersés « un jour de nuages et de sombres nuées », que le Bon Pasteur nous ramène vers son troupeau et vers lui pour que nous soyons avec nos frères, et au milieu d’eux, les signes de ce Royaume d’amour et de paix que le Christ inaugure en son mystère pascal et qu’il nous donne en chaque vraie eucharistie.

P. Sylvain Brison