Dimanche 15 novembre 2020
33e dimanche du temps ordinaire
Confinement II – 17e jour

Messe au matin de Pâques 2014
Saint-Jean-Cap-Ferrat
© Sylvain Brison

Une nouvelle messe sur le monde

Depuis quelques jours déjà, de nombreux chrétiens bravent le confinement pour se retrouver à manifester devant les Églises. Depuis quelques jours déjà, d’autres chrétiens partagent sur le réseau social la prière de « La messe sur le monde » de Teilhard de Chardin. Les uns et les autres à leur manière crient leur soif de l’eucharistie. Et c’est ce cri que je veux aujourd’hui entendre. Mais comment l’entendre sans s’interroger sur le sens véritable de toute eucharistie ?

Le texte de Teilhard de Chardin est un hymne cosmique qui, née près du Chemin des Dames pendant la Grande Guerre, monte vers le Père depuis les steppes du désert des Ordos aux portes de la Mongolie. Teilhard ne peut offrir le sacrifice d’Action de grâce, car il n’a ni pain, ni vin, ni autel. L’Église ne lui permet pas de substituer aux éléments matériels traditionnels d’autres aliments terrestres et lui impose la pierre consacrée de l’autel pour offrir le sacrifice non sanglant. L’Église, dans les conditions qui sont les siennes, lui interdit de célébrer l’eucharistie. Mais cela n’empêche pas Teilhard d’accomplir son sacerdoce en offrant « sur l’autel de la Terre entière, le travail et la peine du Monde ». Sur le bord du monde, Teilhard emboîte le pas au psalmiste qui bien des siècles avant lui chantait la gloire du Très-Haut (Ps 18):

Les cieux proclament la gloire de Dieu,
le firmament raconte l’ouvrage de ses mains.
Le jour au jour en livre le récit
et la nuit à la nuit en donne connaissance.
 

Pas de paroles dans ce récit,
pas de voix qui s’entende ;
mais sur toute la terre en paraît le message
et la nouvelle, aux limites du monde.

Au creux de la patène, Teilhard place l’humanité toute entière et ses aspirations. Au plus profond du calice, il plonge l’humanité et ses douleurs. Il les élève dans sa prière comme une offrande vivante pour que tout devienne eucharistie et que le feu de l’amour divin embrase toute humanité.

Près d’un siècle plus tard, non plus sur les plateaux mongols, mais dans les villes et les villages de France, les fidèles du Christ souffrent de ne plus pouvoir se rassembler pour offrir le sacrifice d’Action de grâce. Le pain, le vin et les autels ne manquent pourtant pas, mais les prêtres les offriront seuls en portant au creux de leur patène et au plus profond de leur calice la vie de leurs frères et sœurs.

Ce n’est plus l’Église qui empêche la célébration publique de la messe, mais les contraintes du temps, de la pandémie, de la prudence, et de la nécessité du vivre ensemble. Oui, les temps sont complexes. Oui, les temps sont violents. Oui, nous avons tous le désir de vivre enfin pleinement notre vie que cet étrange confinement et ce satané virus ne brident que trop fort. Mais tout cela nous empêchera-t-il de faire monter vers notre Dieu, notre messe sur le monde ? Plaçons donc sur notre patène le désir de vie et de salut qui travaille imperceptiblement toute humanité. Versons dans notre calice « la sève de tous les fruits » de l’humanité que nous pouvons offrir. Offrons au Seigneur ce sacrifice de louange pour qu’il nous le rende en abondance dans la force de tenir dans l’épreuve, dans le courage d’aller vers nos frères, dans la compassion pour ceux qui souffrent, dans l’entraide avec les plus pauvres, dans la rencontre avec ceux qui sont seul, dans le pardon avec ceux qui nous font souffrir, dans la paix avec ceux qui luttent, dans l’amour avec tous ceux pour qui le Christ a donné sa vie. N’est-ce pas là l’accomplissement de notre sacerdoce royal dont le baptême nous a revêtus ? N’est-ce pas là l’accomplissement de notre vocation chrétienne ? N’est-ce pas là l’accomplissement de notre vie d’homme dans celui qui s’est fait homme ?

En ce dernier dimanche avant la fête du Christ Roi de l’univers, comment ne pas être saisi de l’Esprit qui anima Teilhard dans son offrande spirituelle ? Les textes bibliques du jour nous redisent que « nous sommes des fils de la lumière », que nous « n’appartenons pas à la nuit et aux ténèbres ». « Alors, ne restons pas endormis comme les autres et soyons vigilants » (1 Th 5, 1-6). Cette vigilance est celle de la foi dans la prière, de l’espérance dans la vie quotidienne et de l’amour pour tous les hommes et les femmes de ce temps.

Dans quelques minutes, je me trouverai à l’autel du Seigneur. Soyez sûr que vous serez tous posés au bord de la patène et plongés au fond du calice. Votre « messe sur le monde » rejoint « ma messe à l’autel » pour que le feu de l’amour divin embrase nos cœurs à tous.

P. Sylvain Brison

La messe sur le monde

Puisqu’une fois encore, Seigneur, non plus dans les forêts de l’Aisne, mais dans les steppes d’Asie, je n’ai ni pain, ni vin, ni autel, je m’élèverai par-dessus les symboles jusqu’à la pure majesté du Réel, et je vous offrirai, moi votre prêtre, sur l’autel de la Terre entière, le travail et la peine du Monde.

Le soleil vient d’illuminer, là-bas, la frange extrême du premier Orient. Une fois de plus, sous la nappe mouvante de ses feux, la surface vivante de la Terre s’éveille, frémit, et recommence son effrayant labeur. Je placerai sur ma patène, ô mon Dieu, la moisson attendue de ce nouvel effort. Je verserai dans mon calice la sève de tous les fruits qui seront aujourd’hui broyés.

Mon calice et ma patène, ce sont les profondeurs d’une âme largement ouverte à toutes les forces qui, dans un instant, vont s’élever de tous les points du Globe et converger vers l’Esprit. — Qu’ils viennent donc à moi, le souvenir et la mystique présence de ceux que la lumière éveille pour une nouvelle journée !

Un à un, Seigneur, je les vois et les aime […]. Je les évoque, ceux dont la troupe anonyme forme la masse innombrable des vivants : ceux qui m’entourent et me supportent sans que je les connaisse ; ceux qui viennent et ceux qui s’en vont ; ceux-là surtout qui, dans la vérité ou à travers l’erreur, à leur bureau, à leur laboratoire ou à l’usine, croient au progrès des Choses, et poursuivront passionnément aujourd’hui la lumière.

Cette multitude agitée, trouble ou distincte, dont l’immensité nous épouvante, — cet Océan humain, dont les lentes et monotones oscillations jettent le trouble dans les cœurs les plus croyants, je veux qu’en ce moment mon être résonne à son murmure profond. Tout ce qui va augmenter dans le Monde, au cours de cette journée, tout ce qui va diminuer, tout ce qui va mourir, aussi, voilà, Seigneur, ce que je m’efforce de ramasser en moi pour vous le tendre ; voilà la matière de mon sacrifice, le seul dont vous ayez envie.

Recevez, Seigneur, cette Hostie totale que la Création, mue par votre attrait, vous présente à l’aube nouvelle. Ce pain, notre effort, il n’est de lui-même, je le sais, qu’une désagrégation immense. Ce vin, notre douleur, il n’est encore, hélas ! qu’un dissolvant breuvage. Mais, au fond de cette masse informe, vous avez mis — j’en suis sûr, parce que je le sens — un irrésistible et sanctifiant désir qui nous fait tous crier, depuis l’impie jusqu’au fidèle : « Seigneur, faites-nous un ! » Parce que, à défaut du zèle spirituel et de la sublime pureté de vos Saints, Vous m’avez donné, mon Dieu, une sympathie irrésistible pour tout ce qui se meut dans la matière obscure, — parce que, irrémédiablement, je reconnais en moi, bien plus qu’un enfant du Ciel, un fils de la Terre — je monterai, ce matin, en pensée, sur les hauts lieux, chargé des espérances et des misères de ma mère ; et là, — fort d’un sacerdoce que Vous seul, je le crois, m’avez donné — sur tout ce qui, dans la Chair humaine, s’apprête à naître ou à périr sous le soleil qui monte, j’appellerai le Feu. Amen.

Pierre Teilhard de Chardin, s.j.
1923