Dimanche 29 mars 2020 – 5e dimanche de Carême
Confinement I – 13e jour

Rembrandt
La résurrection de Lazare
Eau forte, 1632

Homélie pour le 5e dimanche de Carême – A

Lectures


Nous vivons depuis quelques jours dans un autre rapport au temps ; un rapport difficile à apprivoiser ; difficile de retrouver des habitudes et une routine ; difficile de trouver des repères surtout si l’on sait que c’est encore pour quelque temps ! Et pourtant ce nouveau rapport au temps peut-être une chance pour notre foi.

Nous sommes depuis quelque temps enfermés avec, pour ainsi dire, une quasi-interdiction de sortie et nous sommes tous, dès lors, confrontés à nos sentiments et à nos émotions. Parfois, nous arrivons à les assumer, parfois nous préfèrerions les fuir. Et parfois, il nous faut apprendre à les dépasser, ou, en tout cas, apprendre « à faire avec ». Autant de points qui se situent dans le récit de la résurrection de Lazare que nous venons d’entendre, et qui nous replongent dans notre réalité, mais transformée par la lumière de résurrection. Le long récit que nous venons d’entendre est le dernier signe de Jésus avant son arrestation. Celui qui s’achemine au-devant de la mort veut se confronter à la mort, le plus grand ennemi de l’homme. Et l’on peut être surpris par la composition du récit, et la manière dont Jean prend soin de nous raconter ce qui s’est passé. Il y a dans ce récit une certaine lenteur : on se perd discussions… et puis — pouf — le dénouement, si rapide qu’il en devient presque trivial et banal. Cette manière de raconter met le poids du récit, non pas tant sur l’ouverture du tombeau et la sortie du mort, que sur l’affirmation centrale placée dans la bouche de Jésus répondant à Marthe : « Moi, je suis la résurrection et la vie ».

Jésus dit bien « je suis » et non pas « je serai la résurrection ». Jésus est donc dès maintenant — hic et nunc — la résurrection. Comprenons bien ! Instinctivement, lorsque nous pensons à la résurrection, et même lorsque nous y croyons, la résurrection a toujours pour nous « un goût de futur ». Parce que la résurrection ne se produira qu’après la mort — et si la mort pouvait arriver le plus tard possible, ce serait encore mieux ! Or, dans ce récit, la résurrection n’est pas pour plus tard : elle est pour maintenant. « Je suis la résurrection », non pas dans l’avenir, non pas au dernier jour, mais aujourd’hui parce que Jésus est présent dans le présent. Ceci est absolument capital : Jésus ne vit que dans le présent. Il n’est pas l’homme du passé. Il n’est pas l’homme de l’avenir. Il est l’homme ici et maintenant qui tout entier est présent à ce qu’il vit. Il n’est pas confit dans un passé nostalgique — « Ah ! Ma bonne dame, c’était mieux avant ! » Il n’est pas non plus projeté dans l’avenir comme on tire des plans sur la comète — « Il y aura des lendemains meilleurs ! » Non ! Jésus prend son temps ; Jésus est ici et non pas ailleurs ; il est présent maintenant et non pas à un autre moment. Jésus avance résolument vers l’accomplissement de sa vie. Il assume ce qu’il est. Il n’anticipe rien. Il ne hâte pas sa venue à Béthanie. Il prend le temps de vivre, de prêcher l’Évangile, le temps de cheminer avec ses disciples. Il prend du temps avec eux ; il prend le temps avec Marthe ; il prend son temps avec Marie.

Nous-mêmes, nous avons du mal avec ce temps, avec ce présent qui n’en finit pas. Et d’ailleurs, l’attitude des deux sœurs est aussi révélatrice. Lorsque Marthe et Marie parlent de leur frère, elles attestent qu’il est mort, que pour lui, il n’y a plus de présent. Lazare est renvoyé soit au passé — « Seigneur, il est là depuis quatre jours déjà » —, soit à l’avenir — « je sais qu’il ressuscitera au dernier jour. » Mais maintenant, pour Lazare, il n’y a plus rien. Or, c’est précisément dans ce « rien » que l’inouï de l’œuvre de Dieu se produit, ici et maintenant. Ce texte est la source d’une grande joie et d’une profonde espérance pour nous, à condition de choisir de vivre cette joie et cette espérance non pas demain, non pas hier, mais maintenant, dans le présent, aujourd’hui en ce dimanche. Oui, le climat est morose. Oui, nous pouvons avoir peur et être angoissés. Oui, nous sommes certainement déboussolés. Oui, notre « vie d’avant » nous semble bien loin. Oui, nous sommes bien incapables de nous projeter dans l’avenir. Mais oui, l’œuvre inouï de Dieu est pour nous, ici et maintenant. Si la tombe de Lazare s’ouvre, c’est pour nous aujourd’hui, pour que nous croyions et que nous ayons la vie. Si nous ne pouvons pas sortir de notre maison aujourd’hui, nous sortons du tombeau comme Lazare ; car la vie, elle, surgit de toute part.

Si nous sommes confrontés à la violence de nos sentiments, à la violence de nos émotions comme Jésus dans l’évangile — dont la traduction française atténue trop le verbe grec qui dit qu’il fut violemment saisi dans son cœur. Si donc, comme Jésus, nous sommes saisis par la violence de nos émotions qui semblent nous submergées, alors c’est pour nous que les larmes de Jésus coulent devant le tombeau de Lazare., et c’est pour nous que la puissance de sa voix retentit : « Lazare, viens dehors ! ». Sans ces larmes devant la tombe de son ami, Jésus ne serait pas l’homme qu’il est. Sans les larmes de notre cœur face au mal qui saisit l’humanité ; sans nos larmes face à ceux qui souffrent, et pour ceux que nous connaissons et que nous aimons, nous ne serons pas des hommes comme lui. Ici s’expriment notre solidarité et notre compassion pour le monde qui nous entoure, même si nous sommes encore physiquement enfermés pour quelque temps, et même si nous sommes encore déboussolés dans notre rapport au temps.

Il faut donc que nous sortions de nos tombeaux dans lesquels la maladie, la peur, le péché et le mal veulent nous enfermer. Sortons des prisons de nos peurs, du souvenir de nos rêves idéalistes. Sortons des prisons de nos angoisses et de nos orgueils qui nous feraient croire « tout puissants » quoiqu’il arrive. Oui, sortons de ces tombeaux et vivons notre humanité ici et maintenant. Vivons notre humanité de la vie même de Jésus. Vivons notre humanité de la résurrection du Christ que nous célèbrerons dans quelques jours. Voilà donc la joie et l’espérance pour aujourd’hui. Voilà la joie et l’espérance de ce dimanche. « Je suis la résurrection » : que le Seigneur soit donc notre vie pour toujours !