Vendredi 10 avril 2020 – Vendredi saint 2
Confinement I – 25e jour

Photographie
© Michel Graniou

— Homéile pour la célébration de la Passion au séminaire des Carmes —


[Silence]

Tout est accompli.

[Silence]

Que peut-on dire de plus ?
On ne commente pas la Passion comme un traité de théologie !
Il nous faut l’accueillir pour ce qu’elle est :
le drame de l’humanité broyée par le péché,
l’anéantissement de tout espoir humain,
l’abîme insondable de notre néant.
Comment cela est-il possible ?
Comment l’innocent peut-il être si ouvertement et si iniquement condamné ?
Dans l’étau inextricable qui enserre le Christ, se dévoilent tant de situations,
qui de par le monde, et de par l’histoire se répètent inlassablement, tragiquement.
« Rien de nouveau sous le soleil » pourrait encore écrire un Ecclésiaste moderne (cf. Qo 1, 9) !

Et pourtant, nous le savons, le Christ est celui qui fait « toute chose nouvelle » (Ap 21, 5).
Il nous faut donc également accueillir la passion pour ce qu’elle est :
la charnière du salut de tout homme,
la source de l’effusion de toute miséricorde,
l’ensemencement du Royaume à venir.
Comment cela est-il possible ?

[Silence]

Le Christ vit l’Évangile jusqu’au bout.
Depuis sa naissance en ce monde et jusqu’à cette heure, il en a toujours été ainsi.
Il a aimé les siens qui étaient dans le monde, et il les aime jusqu’au bout.
Dans la vie de Jésus, comme dans sa mort,
tout n’est qu’amour,
tout est miséricorde,
tout est compassion.

[Silence]

Face à la Passion et à la mort du Christ, nous ne pouvons être que démunis.
Qu’aurions-nous fait si nous avions été avec lui ?
— probablement pas mieux que Pierre !
Que pouvons-nous faire aujourd’hui face à l’injustice, au mal et au péché qui a juré notre perte ?
— probablement pas plus que les apôtres !
Nul disciple, hier comme aujourd’hui, ne peut répondre à ces questions
sans contempler le Fils qui se donne, qui se livre par amour pour nous.

[Silence]

Je me souviens que le Christ a été transpercé à cause de mes fautes.
« Rien n’est à ce point voué à la mort que la mort du Christ ne puisse le libérer » !

Cette méditation de saint Bernard est d’une grande aide :

« Mais le clou qui pénètre en lui
est devenu pour moi une clef qui m’ouvre le mystère de ses desseins. […]
Les clous et les plaies crient que vraiment,
en la personne du Christ,
Dieu se réconcilie le monde.
Le fer a transpercé son être et touché son cœur
afin qu’il n’ignore plus comment compatir à mes faiblesses. »

Dans le tourment de la Passion, le Christ, Dieu fait homme,
compatit jusqu’au bout à notre existence, à nos faiblesses, à notre mal.
Il sait dans sa chair combien nous avons besoin de Dieu,
combien nous aspirons au salut !
En sa chair, il a accompli toute grâce.

[Silence]

Nous devinons alors que la seule attitude du disciple est celle de la compassion du Maître.
Notre désir de vivre à sa suite trouve ici un élan formidable.
Christ a ouvert la voie de toute miséricorde et de tout amour !
Jésus ne s’est pas soustrait à la souffrance et à la mort.
Il les a affrontés librement et totalement comme les siennes propres !
Et il nous a tracé le chemin : « Pour aller où je vais, vous savez le chemin » (Jn 14, 4).

[Silence]

Oui, nous savons le chemin : c’est Christ lui-même à jamais vivant !
Mais ici, dans notre désir d’imiter Jésus, nous devons prendre garde.
La passion est inimitable,
la passion est irremplaçable,
la passion est indépassable.

Nous ne sommes pas le Christ !

Nous ne sauverons pas l’humanité,
ni par nos efforts,
ni par nos souffrances,
et encore moins par nos sacrifices.

La compassion du disciple n’est pas une tentative de substitution !
Nous pourrions être tentés de monter nous-mêmes sur la croix
— et combien de prêtre et de séminaristes peuvent-ils tomber dans cet excès !

« Nous ne sommes certainement pas le Christ
et nous ne sommes donc pas appelés à racheter le monde
par notre action et notre souffrance personnelles
 »

Je retiens cette méditation de Dietrich Bonhœffer :

« Nous ne sommes pas le Christ, mais, si nous voulons être des chrétiens,
cela signifie que nous devons participer à la largesse du cœur de Christ dans une action responsable […] qui procède […] de l’amour rédempteur et libérateur du Christ pour tous ceux qui souffrent.
 »

[Silence]

Si nous voulons être des chrétiens, l’amour du Christ pour nous
ne saurait être qu’un pur exemple, aussi parfait soit-il !
Il est bien plus que cela.
La passion est une force qui nous saisit au plus profond de notre être,
parce que c’est précisément jusque-là, que l’amour de Dieu est descendu !

En contemplant la croix du Fils,
en venant l’adorer dans quelques instants,
en recevant le gage de son amour dans la communion,
recevons la vie qui se déploie dans la miséricorde de Dieu.

Qu’elle emplisse notre vie.
Qu’elle inonde notre monde.
Qu’elle nous engage à aimer vraiment de tout notre être.
Car il n’y a pas d’amour en dehors de cet amour.
Il n’y a pas de vie en dehors de sa vie donnée.

Et voici, ci-dessous les textes qui m’ont inspiré cette homélie

— L’effusion de la miséricorde —

Saint Bernard de Clairvaux
Homélie sur le Cantique des cantiques
61, 3-5


Où donc notre fragilité peut-elle trouver repos et sécurité sinon dans les plaies du Sauveur ? Je m’y sens d’autant plus protégé que son salut est plus puissant. L’univers chancelle, le corps pèse de tout son poids, le diable tend ses pièges : je ne tombe pas, car je suis campé sur un roc solide. J’ai commis quelque grave péché : ma conscience se trouble, mais elle ne perd pas courage, puisque je me souviens des plaies du Seigneur, qui a été transpercé à cause de mes fautes. Rien n’est à ce point voué à la mort que la mort du Christ ne puisse le libérer. Dès que je pense à cette médecine si forte et efficace, la pire des maladies ne m’effraie plus. Il se trompait donc, celui qui a dit : mon péché est trop grand pour que j’en obtienne pardon. […] Pour moi, ce qui me manque par ma faute, je le tire hardiment des entrailles du Seigneur, car la miséricorde y abonde, et elles sont percées d’assez de plaies pour que l’effusion se produise. Ils ont percé ses mains, ses pieds, et d’un coup de lance son côté. Par ces trous béants, je puis goûter le miel de ce roc et l’huile qui coule de la pierre très dure, c’est-à-dire goûter et voir combien le Seigneur est bon. Il formait des pensées de paix et je ne le savais pas. […] Mais le clou qui pénètre en lui est devenu pour moi une clef qui m’ouvre le mystère de ses desseins. Comment ne pas voir à travers ces ouvertures ? Les clous et les plaies crient que vraiment, en la personne du Christ, Dieu se réconcilie le monde. Le fer a transpercé son être et touché son coeur afin qu’il n’ignore plus comment compatir à mes faiblesses. Le secret de son coeur paraît à nu dans les plaies de son corps ; on voit à découvert le grand mystère de sa bonté, cette miséricordieuse tendresse de notre Dieu, Soleil levant qui nous a visités d’en haut. Et comment cette tendresse ne serait-elle pas manifeste dans ses plaies ?

— Compassion —

Dietrich Bonhœffer
Résistance et soumission (texte de 1943)
Labor et Fides, 2005, p. 36-37.


Mais, du point de vue chrétien, ces justifications ne sauraient cacher qu’il s’agit de toute évidence d’un manque de largesse du coeur. Le Christ s’est soustrait à la souffrance jusqu’à ce que son heure fût venue ; alors il l’a affrontée librement, il s’en est saisi et l’a surmontée. Le Christ a vécu en son corps — ainsi le dit l’Écriture — toute la souffrance de l’humanité comme la sienne propre — quelle pensée dépassant toute compréhension ! — il l’a prise sur lui librement. Nous ne sommes certainement pas le Christ et nous ne sommes donc pas appelés à racheter le monde par notre action et notre souffrance personnelles ; nous ne devons pas nous charger de fardeaux impossibles et nous tourmenter de ne pas pouvoir les porter ; nous ne sommes pas des seigneurs, mais des instruments seulement, dans la main du Seigneur de l’histoire ; nous ne pouvons éprouver dans la compassion que de façon très limitée la souffrance des autres. Nous ne sommes pas le Christ, mais, si nous voulons être des chrétiens, cela signifie que nous devons participer à la largesse du coeur de Christ dans une action responsable, qui saisit librement l’heure fixée et s’expose au danger et qui, dans une réelle compassion, procède non pas de l’angoisse, mais de l’amour rédempteur et libérateur du Christ pour tous ceux qui souffrent. Attendre passivement et regarder de façon indifférente ne sont pas des attitudes chrétiennes. Les chrétiens ne sont pas appelés à l’action et à la compassion d’abord par des expériences qui les atteignent eux-mêmes dans leur propre corps, mais par les épreuves qui atteignent dans leur corps les frères pour lesquels le Christ a souffert.