Mardi 15 décembre 2020
Sortie du confinement II

Photo par Ian Chen

De confinement en déconfinement, de la fatigue à l’espérance


Nous voici, aujourd’hui 15 décembre, parvenus au jour fixé par le gouvernement pour le déconfinement. Mais cela veut-il dire encore quelque chose dans le chaos actuel ? Chaque jour, les « nouvelles » égraine de nouvelles règles et dérogations, de nouveaux conseils et avertissements… Les nouvelles attestations de déplacements remplacent les anciennes qui ne sont pas si vieilles, les déplacements recommencent sans être jamais véritablement arrêtés… même le temps maussade fait échos à l’ambiance morose de cette fin d’automne appesantie. Déconfinement. Faut-il encore prononcer ce mot qu’aucun homme politique n’ose plus porter à ses lèvres. Nous entrons dans un nouveau rythme qui n’a de nouveauté que le nom. Ils sont loin les sentiments de libération qui nous avaient saisis — peut-être trop brusquement — au printemps dernier. L’expérience nous a rendus réalistes : nous entrons dans une autre forme de confinement : celle qui ne dit pas son nom. Cette réalité porte son lot de fatigue physique, morale et spirituelle. Elle apporte son lot de découragement.

Il nous faut donc bien être réalistes : la bataille contre la Covid-19 est loin d’être terminée, et déjà les premières rumeurs de la troisième vague bruissent dans le murmure des médias. Il nous faut cependant continuer de vivre sans renoncer à notre humanité. Mais puisqu’il nous faut être réalistes, il nous faut l’être jusqu’au bout : les fêtes de Noël ne seront peut-être pas comme à nos habitudes, mais elles seront quand même là ! Et le temps de l’Avent qui patiemment nous rapproche de la fête de la nativité du Sauveur nous rappelle notre vocation à l’espérance. Qui a dit que le réalisme du monde nous empêcherait d’espérer le Royaume ? Bien au contraire. Et parce que ce Noël « ne sera pas comme d’habitude », il faut qu’il soit véritablement exceptionnel. Il nous faut donc mettre à profit ces dix prochains jours pour que la grâce de Noël féconde les cœurs labourés par nos fatigues, nos peurs, nos attentes, nos inquiétudes, nos fragilités et nos faiblesses.

Tournons donc les yeux vers le Seigneur qui vient. Aucun confinement ne le retiendra loin de nous. Si le confinement strict de la Pâque ne l’a pas empêché de nous rejoindre au plus concret de nos vies, cet étrange déconfinement ne nous empêchera pas de le rejoindre au cœur de la crèche. Sa crèche, c’est précisément le monde dans lequel nous vivons et dans lequel l’Église le dépose comme Marie dans la mangeoire de Bethléem. La beauté de cette espérance n’a d’autre nom que l’amour ; car comme l’écrit si justement Christian Bobin :

« La beauté vient de l’amour comme le jour vient du soleil, comme le soleil vient de Dieu, comme Dieu vient d’une femme épuisée par ses couches »
[Christian Bobin, Le Très-bas, Gallimard, 1992, p.22]

Cette fatigue de l’enfantement, toute mère la connaît et chaque mère sait combien elle est porteuse de vie, d’espérance et d’amour. En ces temps compliqués où une étrange fatigue fait sentir sur nos épaules et menace de nous faire ployer sous son poids nous invite paradoxalement à tourner notre regard vers le « corps infatigable » que cherchait avec tant de sagacité Jean-Louis Chrétien. Il me semble que cette « nouvelle » philosophie se pare, dans notre attente confinée, de la beauté de Noël :

« Où donc est le corps, le corps humain, en qui l’amour puisse être effectivement infatigable ?

Dans le corps collectif et historique que constitue la communauté de ceux qui ont été appelés par Dieu, l’Église, dans ce que la tradition en vint à désigner comme le Corps mystique du Christ. Chacun de ses membres est d’autant plus intégralement et pleinement lui‑même qu’il en forme un membre. En ce corps, il participe à tout instant de l’amour infatigable, il se tient dans une aurore toujours plus forte que la fraîcheur de son propre regard, et dans une jeunesse toujours plus vive que sa propre fatigue. La tête de ce corps, le Christ, n’est pas le Verbe éternel considéré dans sa seule divinité, mais le Verbe incarné, Dieu et homme, et donc ce corps est pour la foi chrétienne de part en part humain ; il n’y a rien en lui qui ne soit humain. L’infatigable auquel les membres participent, la vie infatigable qui les anime ne sont pas les attributs d’un Dieu détourné du monde, et c’est corporellement, par l’eucharistie, que les membres s’en nourrissent et s’en renouvellent. N’étant qu’un membre, nul n’est un Atlas qui porterait tout seul, dans une héroïque mais aussi bien illusoire responsabilité, le poids du monde tout entier, et pourtant il en répond, avec les autres et par eux, comme eux par lui. Il répond du monde en répondant à celui qui l’a sauvé de telle façon que cette réponse le rende participant de sa parole et de sa vie. […]

Ce corps collectif est, selon la foi chrétienne, présent dans le temps et dans l’éternité, il est le lieu où dire oui à l’un et à l’autre, étant plus fort que leur opposition qui ne lui est pas une alternative. C’est un corps qui offre le temps à l’éternité et le conduit en elle, et c’est un corps qui accueille le temps dans l’éternité. L’infatigable amour est communautaire, ecclésial, et c’est ainsi qu’il traverse l’histoire. L’infatigable n’est donc pas le surhumain, mais cette dimension où nous nous offrons les uns aux autres nos fatigues et leurs fruits, où nous portons et supportons les fatigues les uns des autres, pour que l’amour n’interrompe pas son affirmation »

[Jean‑Louis Chrétien, « l’Église, corps infatigable », dans De la fatigue, Éd. de Minuit, Paris, 1996, p. 162‑164.]

Puissions-nous, dans l’espérance qui grandit, dépasser la fatigue du poids du jours pour entrer dans l’humanité de ce monde.