De l’abandon à la vie

Méditation pour le Vendredi saint 2021

Rupnik,
La crucifixion,
Église Santa Maria Libératrice,
Rome.

Le soir du Vendredi saint tombe sur nos existences comme le linceul sur le corps du Christ. « Tout ça pour ça ? ». Ce cri de dérision et de désespoir monte sur les lèvres des hommes et des femmes qui pleurent la disparition de leurs espoirs humains dans la mort ignominieuse de l’innocent. À quoi bon avoir cru à l’Évangile ? À quoi bon avoir tout quitté pour le suivre ? À quoi bon les efforts et les peines pour aimer comme il nous l’a demandé et en arriver là, à ce point de non-retour, à cette mort à laquelle personne ne peut échapper ? Le soir du Vendredi saint est un soir bien sombre qui nous renvoie à nos propres ténèbres et à nos propres doutes. Nous aurions tellement préféré qu’il montre sa divinité toute puissante, qu’il nous épargne les tourments de sa mort et qu’il nous soustraie enfin à notre propre mort.

Mais au milieu de ce déferlement de violence, Jésus est resté fidèle à lui-même. Dans sa Passion, il n’a pas dévié du chemin de l’Évangile qu’il n’a eu de cesse de proclamer par toute sa vie. Pas de condamnation, pas de jugement, pas de brutalité, pas de fuite, pas de dérobade si humaine, mais seulement de l’amour et du pardon. Cette fidélité à l’Évangile du salut, il l’a payée de sa vie, mais cette fidélité nous a sauvés. Lui qui était sans péché, il a vécu, pour nous, dans sa propre vie, les conséquences de tout péché : il est mort seul dans l’apparent silence de Dieu. Mais là encore, au bout de toute extrémité, il nous oriente vers le seul qui puisse nous aimer et nous sauver : « Père, entre tes mains, je remets mon esprit » (Lc 23,26). Dans ce silence assourdissant où nous sommes bien incapables de discerner la présence de Dieu, Jésus, lui, se confie à son Père. Il sait qu’il va mourir, qu’il ne descendra pas de la croix ; ce n’est qu’une question de temps, de minutes, de secondes souffrantes. Il meurt à ses espoirs humains de vie prolongée pour ne garder que l’espérance en l’incroyable vie que seul le Père pourra accorder. Cette confiance est abandon. Non pas un pauvre « lâcher prise », mais un acte libre d’amour. Jésus s’en remet entre les mains de celui qui l’a toujours aimé et qu’il a toujours aimé : voilà l’Évangile dans sa concentration la plus pure.

Ce chemin existentiel, cette via passionis du Christ est, en fin de compte, le seul chemin pour tout homme et de toute femme en ce monde. Rien ne dit qu’il est simple, limpide ou facile. L’abandon libre dans les mains du Père est tout sauf une échappatoire, une assurance vie ou une fuite en avant. C’est l’attitude du Fils qui revient au Père avec tout le poids de sa vie, porteur de toutes ses espérances. En ces temps de crises, nous avons pris en pleine face la dure réalité de notre fragilité, de notre vaine illusion de toute-puissance. Nous avons été mis à mal par un virus qui peut nous terrasser physiquement et nous enfermer dans nos peurs mentalement. Nos égocentrismes ont été mis à bas, mais cela n’aura servi à rien si nous n’acceptons pas d’enter, par l’exemple du Christ, dans la vie du Père. Cet abandon chrétien, ne nie pas la croix, il la présuppose comme le « passage » vers le Père. Elle est cette « pâque » qui nous fait passer de notre amour égoïste à l’amour de Dieu, qui nous convertit vers notre devenir en Dieu, qui nous fait passer vers l’Homme nouveau dans lequel Dieu veut rassembler toute l’humanité.

À la toute fin de son livre fondateur Catholicisme (1938), en guise d’épilogue, Henri de Lubac médite sur le Mysterium crucis, le mystère de la croix :

« Si authentique et si pure que soit la vision d’unité qui inspire et qui oriente l’activité de l’homme, elle doit donc, pour devenir réalité, d’abord s’éteindre. La grande ombre de la croix doit la recouvrir. L’humanité ne se rassemblera qu’en renonçant à se prendre elle-même pour fin. […] d’aucun amour naturel on ne passe de plain-pied à l’amour surnaturel. Il faut se perdre pour se trouver » (Catholicisme p. 322-323).

Voilà en quoi consiste la vraie spiritualité de l’abandon : accepter de tout remettre entre les mains du Père pour qu’il transforme notre vie et nous l’ouvre a à sa propre vie. La transfiguration de notre existence passe inévitablement par le mystère pascal dans le chemin par le Christ vers le Père. Et le père de Lubac de continuer :

« Par le Christ mourant sur la croix, l’humanité qu’il portait toute en lui se renonce et meurt. Mais ce mystère est plus profond encore. Celui qui portait en lui tous les hommes était délaissé de tous. L’Homme universel mourut donc seul. Plénitude de la kénose et perfection du sacrifice ! Il fallait cet abandon — et jusqu’à ce délaissement du Père — pour opérer la réunion. Mystère de solitude et mystère de déchirement, seul signe efficace du rassemblement et de l’unité » (Catholicisme, p. 323).

Alors oui, il fallait bien « tout ça pour ça ! ». il fallait que l’Évangile soit vécu de part en part, du commencement à la fin, de la naissance à la mort, de bout en bout : en totalité. Plus aucune réalité humaine ne saurait lui échapper et personne ne saurait plus dire qu’il ne peut le vivre. Le Christ l’a vécu et nous y entraîne à sa suite. En abandonnant sa vie dans les mains du Père, il remet tout en lui. Divine espérance de la vie donnée et de la vie reçue ! Dans ce temps troublé, marqué par la peur, la solitude, l’isolement, la lassitude, le désespoir et l’imprévisibilité, que le Seigneur nous donne la grâce d’être fidèles à l’Évangile comme il l’a été. Qu’il nous donne de nous en remettre au Père qui ouvre tout chemin de vie, même dans le gouffre de la mort. Qu’il nous prenne en son amour et en sa miséricorde.

P. Sylvain Brison +
2 avril 2021