Des lois de la République, de l’Église et de l’Amour

Réflexions vespérales, impromptues et subversives

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« Il y eut un soir, il y eut un matin. » Troisième jour après le rapport de la CIASE. Depuis 48 heures, une polémique se greffe sur les conséquences du rapport Sauvé. Ce soir, la relecture de la journée est encore complexe, et mon cœur en proie au malaise. Mon « métier » de théologien et mon cœur de chrétien me poussent à coucher sur le papier quelques réflexions avant le repos de la nuit. Je prie encore la bienveillance de mes lecteurs de les recevoir comme une invitation à la réflexion et non comme une quelconque affirmation personnelle.

Me voici de nouveau sous la lampe de mon bureau dont la lueur transperce la douce torpeur de la nuit. Deux jours ont passé depuis la publication du rapport de la CIASE et le flux et reflux des nouvelles traîne son lot d’analyses et de controverses comme la vague qui emporte avec elle, et ramène sur le rivage, les bribes des affaires de l’humanité. Ce soir, mon esprit est préoccupé par la polémique suscitée hier matin par l’interview de Mgr Éric de Moulins-Beaufort sur Franceinfo à propos du « secret de la confession ». Le président de la Conférence des évêques de France a déclaré, en reprenant d’ailleurs les propres mots du journaliste, que « Le secret de la confession s’impose à nous et en cela, il est plus fort que les lois de la République ». L’entourage de Gérald Darmanin a indiqué ce matin que « le ministre recevra en début de semaine prochaine Mgr de Moulins-Beaufort pour lui demander de s’expliquer sur ses propos ». Ce soir, sous la lampe de mon bureau je me sens las et n’ai qu’une envie : celle de l’éteindre pour m’envelopper dans le repos de la nuit. Mais mon esprit ne me laisse pas en paix : tout n’est pas aussi simple que les uns et les autres veulent le croire. Je ne veux ici, ni juger de l’intention droite ou faussée du journaliste, ni de la justesse ou de la maladresse de l’expression employée par l’évêque dans le feu d’une interview compliquée, et encore moins préjuger de la volonté du ministre de faire plus ou moins la leçon à l’évêque comme un proviseur convoquerait un élève indiscipliné pour lui faire la morale. Mais le malaise qui me tenaille mérite cependant quelques réflexions pour dissiper un peu le brouillard de l’esprit.

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De l’amour qui s’impose à la loi

Est-il si surprenant que cela qu’il puisse exister « quelque chose » au-dessus des lois de la République ? Tout État moderne aime croire que non, puisqu’il se pense être le régulateur et le garant de la société qui le compose. Mais après tout, cette question est vieille comme le monde comme en témoignent entre autre les controverses de l’Évangile. La conscience des hommes et des femmes les conduit parfois à s’interroger sur la vérité, la justice, l’équité, ou simplement la réalité d’une loi ; c’est précisément cette conscience qui fait d’eux des membres de l’humanité. Personnellement, cette perspective ne me choque pas vraiment. Comme croyant, chrétien baptisé, prêtre catholique, j’ai donné ma vie à Dieu et à mes frères sœurs et non à un pays, une république ou une nation, quels qu’ils soient. Mais cela étant dit, je ne suis pas non plus persuadé que ce soit la loi de l’Église qui doive a priori prendre le pas sur celle de la République, fut-elle celle du secret de la confession. Ce qui sera toujours « au-dessus » des lois des institutions, c’est l’amour de Dieu et du prochain, c’est notre rapport à la Vérité qui libère parce qu’elle est un don de Jésus-Christ, et ce n’est pas tout à fait la même chose. L’importance d’éclairer sa conscience peut nous conduire à mettre de l’ordre dans la hiérarchie des autorités sans succomber à l’invective idéologique de l’une ou l’autre des parties.

Du sérieux de l’écoute et de l’action

Cependant, le malaise que je ressens ne provient pas uniquement de cette confrontation qui peut vite tourner au combat de coqs. Je ne veux pas croire que l’évêque se drape dans une posture institutionnelle aveugle : il est trop intelligent pour cela, et a su faire preuve de sa détermination à traverser cette crise des abus avec force et vérité. Mais, il ne faudrait pas que nous passions trop vite sur certaines recommandations du rapport Sauvé en pensant que certaines réalités ecclésiales sont « intouchables », « irréformable », « éternelle » a priori. Il faut prendre le temps de dépasser les résumés pour comprendre les cheminements et commencer, comme la commission l’a fait elle-même, par la traversée de l’histoire des victimes pour entendre et voir la situation autrement. Si nous partons du principe intangible que nous savons tout, que notre théologie est sans faille et que nos pratiques sont irréformables, alors tout cela n’aura servi à rien et le naufrage sera total. Nos pratiques, nos discours et nos formulations sont empreints de notre humanité, avec ce qu’elle a d’honneur et de faiblesse. Le rapport a mis en lumière les ressorts de la distorsion cognitive dont les abuseurs sont capables : détournement des Écritures, négociation avec la théologie et la morale, justification perverse de certaines pratiques, etc. Il nous faut accepter que notre doctrine et notre théologie soient elles aussi vulnérables et fragiles, non pas tant dans la teneur de la vérité qu’elles recherchent, mais dans la formulation nécessairement humaine qu’elles revêtent. La conversion passe aussi par là. Il ne tient qu’à nous d’en prendre soin pour en éviter tout détournement.

Du secret de la confession et de l’obéissance à l’Évangile

Pour aller au fond des choses, il me faut dire un mot de ce « secret de la confession » qui est tout autre chose qu’un vulgaire étendard de ralliement à une cause ou à une autre : il est un instrument de liberté et de miséricorde. Il protège la liberté de parole du pénitent qui désire revenir vers Dieu et être réconcilié avec lui et l’Église. Mais peut-il être opposé, dans son principe, aux autres commandements de Dieu de protéger la vie et particulièrement celle des petits ? Je ne me situe pas ici au plan canonique, ni même moral, mais je pense qu’il faut oser porter la question théologique jusqu’au bout de la réflexion et se laisser interroger par les exhortations de l’Écriture qui depuis le « Qu’as-tu fait de ton frère ? » de la Genèse jusqu’au « ce que vous avez fait au plus petit de mes frères c’est à moi que vous l’avez fait » de la parabole du Jugement dernier ne cessent de nous surprendre et de nous bousculer. En toute vérité, je ne sais pas ce soir s’il faut, ou non, modifier la règle du secret de la confession pour les cas d’abus sexuels sur mineur ; ce n’est pas ce qui me trouble ce soir. Somme toute, ces cas de conscience sont en réalité bien rares et je ne souhaite à personne d’être confronté au choix cornélien que cette confrontation lui imposerait. Mais le malaise ne se dissipera que si nous sommes capables de porter notre réflexion jusqu’au bout de nos pratiques pour les voir dans la vérité de Dieu.

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Le prêtre et le théologien que je suis ne sont pas séparables du chrétien qui se tient sous la croix du Christ et qui, en ces temps de ténèbres, espère apercevoir la douce lumière du matin de Pâques qui se lève sur les hommes et les femmes de ce temps et qui espère ne pas être ébloui par l’aveuglante lumière de l’orgueil et du péché. Ce soir, sous la lampe de mon bureau qu’il faut éteindre pour le moment, je ne peux que mesurer que le travail qui reste à faire est immense, et que seules la force et la fidélité de Dieu pourront nous permettre de l’achever en son temps, dans le respect, l’amour et la compassion nécessaire. Seul Dieu peut tirer un bien d’un mal. Il est illusoire et dangereux de croire que nous pourrons le faire par nous-mêmes ; nous ne pouvons que nous en remettre au travail de son Esprit de vérité dans nos cœurs et dans l’Église. Ce soir, en éteignant la lumière de mon bureau je laisse les polémiques se perdre dans les ténèbres et en retrouvant la lumière de la prière des Complies, je me confie à la prière du Psaume 15 :

 « Toutes les idoles du pays, ces dieux que j’aimais,
ne cessent d’étendre leurs ravages, et l’on se rue à leur suite.
Je n’irai pas leur offrir le sang des sacrifices ;
leur nom ne viendra pas sur mes lèvres !

[…]

Je bénis le Seigneur qui me conseille :
même la nuit mon cœur m’avertit.
Je garde le Seigneur devant moi sans relâche ;
il est à ma droite : je suis inébranlable. »

Puisse le Seigneur nous conduire sur le chemin de l’Évangile que lui seul connaît et conseiller notre cœur pour vivre selon sa vérité.