Sylvain Brison, “L’apport occidental: dialogue, conversion et recherche de la Vérité”, dans Thierry-Marie COURAU (dir.), Dialogue et conversion. Mission impossible ?, coll. « Théologie à l’université », Paris, DDB, 2012, p. 207-214.
Actes du colloque tenu à l’Institut catholique de Paris : Dialogue et conversion. Mission impossible ?. Présentation du rapport dialogue et conversion dans une perspective de théologie occidentale.
Considérer le binôme « dialogue et conversion » impose aussitôt de situer le cadre dans lequel peut s’établir la réflexion. Ces termes qui identifient, en quelque sorte, deux pôles en tension sont chargés, dans la tradition occidentale, de nombreuses significations. Ils ne peuvent donc être abordés de manière neutre et immédiate comme s’ils s’imposaient d’eux-mêmes par l’évidence de leur signification. Dans notre contexte européen quasi postmoderne, il faudrait tenter une déconstruction de l’idée que nous nous faisons de leurs significations réciproques en guise de prolégomènes à toute réflexion. Nous risquerions de redécouvrir de nouvelles pistes pour penser aujourd’hui. Mais une difficulté survient dans le fait qu’une telle démarche comporte en elle quelque chose d’illusoire, puisqu’on peut légitimement se demander, à juste titre, si un tel examen est possible et achevable[1]. Ne pouvant ici conduire une telle recherche, je voudrais cependant dégager les sens les plus évidents dans la mesure où ils influent directement sur le travail intellectuel et théologique de tout penseur qui s’inscrit, peut-être sans en avoir pleinement conscience, dans cette longue tradition occidentale. De plus, il nous faut aussi, dans le même mouvement, accepter de sortir le binôme du contexte interreligieux qui nous vient naturellement à l’esprit pour le situer dans une autre dialectique. En effet, n’étant pas un spécialiste du pluralisme religieux et de ses incidences dans la théologie chrétienne, l’approche personnelle de la question se fera par le biais de la pratique même de la théologie, en cherchant à considérer comment « conversion » et « dialogue » constituent des lignes directrices de la recherche de la vérité. La thèse que je développe peut se résumer ainsi : la vérité, telle qu’elle est comprise et reçue dans le christianisme, implique pour l’homme qui la cherche une posture particulière dont le dialogue et la conversion font partie des éléments structurants.
Ainsi, je tenterai dans un premier temps de dégager les enjeux essentiels pour aujourd’hui de la signification du dialogue et de la conversion. Ensuite, nous verrons comment ils s’articulent dans la compréhension chrétienne de la vérité. Enfin, je proposerai un exemple concret de la manière dont l’un et l’autre prennent place dans un geste théologique particulier.
Quelques considérations situées du dialogue et de la conversion
L’histoire de la pensée occidentale en général, et chrétienne en particulier, ne peut nier la structuration profonde que la philosophie grecque a imprimée à toute la réflexion postérieure. Un bon exemple se trouve dans l’étymologie même du mot « dialogue » qui l’oriente instinctivement vers une méthode d’intellection, un art de la recherche intellectuelle[2]. Cependant, dans notre contexte occidental moderne dominé par des questions économiques et un pluralisme exacerbé[3], l’idée que nous nous faisons du dialogue se rapproche plus du compromis et du marchandage que de la maïeutique dont Platon, à travers la figure de Socrate, s’est fait le héraut. Si précisément, le dialogue socratique avait pour but un accouchement de la vérité, il reste encore emprisonné dans l’illusion que nous avons tous un soubassement commun sur lequel nous prenons appui et qui rend possible une multitude de vérités qui émergeraient dans la discussion à partir de nos existences propres[4]. John Milbank a montré dans un article surprenant, « The End of Dialogue »[5], qu’une telle illusion ne permettait pas de restituer la véritable dynamique du dialogue, telle que nous pouvons la pratiquer aujourd’hui avec un grand profit. Milbank oriente son lecteur vers la considération que le principal fruit du dialogue n’est ni de convaincre son détracteur, ni de trouver une vérité médiane, mais de permettre à chacun des partenaires de la conversation d’affiner leur propre compréhension et leur recherche personnelle. Une telle perspective, proprement herméneutique du dialogue, en se détachant de toute tentation apologétique, permet au théologien, d’envisager le dialogue comme un chemin qui lui permet d’avancer de manière plus pertinente et plus fine dans le long travail qui lui revient de caractériser la vérité.
De la même manière, il nous faut nous départir de la connotation trop radicalement « extérieure » de la notion de conversion qui nous saisit lorsque nous en parlons. La conversion n’est pas d’abord le changement de religion ou d’opinion personnelle au profit d’une autre. Une telle considération établit un primat de la volonté, à l’instar de la conversion platonicienne qui impliquait radicalement un effort personnel qui vient de l’homme. La conversion est avant tout une exposition à la vérité telle que saint Augustin peut la décrire : dans son expérience personnelle, la conversion de l’évêque d’Hippone a coïncidé avec son baptême puisqu’elle constitue le passage de l’aversion de Dieu à une conversion intégrale, intérieure et absolue. La nouveauté chrétienne fait de la conversion un mouvement second qui répond à un appel premier de Dieu. La conversion peut donc être comprise, par le théologien, non pas comme la conséquence d’un effort ou d’une volonté propre à l’homme, mais comme la corrélation logique de la contemplation de la vérité, comme, pour reprendre une image prosaïque, les tournesols s’orientent naturellement vers la lumière du soleil.
Le rayonnement de la vérité
Ces deux considérations rapides du dialogue et de la conversion s’inscrivent dans une perspective chrétienne. En effet, ces conceptions proviennent de la nature de la vérité telle que la théologie chrétienne la conçoit. Elle s’entend doublement : « comme présence du Dieu qui se révèle, et comme témoignage humain rendu à cette révélation »[6]. Le document de la Congrégation pour la doctrine de la foi Donum Veritatis sur la vocation ecclésiale du théologien présente d’ailleurs le travail du magistère et du théologien comme des réponses à la vérité qui se révèle et qui, en se révélant, libère l’homme de l’ignorance et du péché. Le cardinal Ratzinger, rédacteur de l’instruction, rappelle que « le théologien doit discerner en lui-même l’origine et les motivations de son attitude critique et laisser purifier son regard par la foi » et que « l’exercice de la théologie requiert un effort spirituel de rectitude et de sanctification »[7]. Cette disposition spirituelle, qui est inhérente à la vie de la foi, doit conduire le théologien à la pratique de sa recherche dans la liberté à l’intérieur de la foi de l’Église. C’est dans la communion ecclésiale que s’établit le débat qui permet d’accueillir la vérité telle qu’elle se présente au bout de la recherche. Dans les cas les plus difficiles de tensions entre des positions théologiques particulières et celles exprimées par le magistère, le service de la théologie, comporte, en reprenant les paroles du pape Jean-Paul II, « un débat objectif, un dialogue fraternel, une ouverture et une disponibilité à modifier ses propres opinions »[8].
Ainsi, dialogue et conversion de la pensée, considérés dans le rayonnement de la vérité de Dieu, constituent les bases fondamentales de la posture du théologien. Dans le dialogue avec ses pairs et avec le magistère, dans la confrontation avec le monde, dans la lente et exigeante tâche d’affiner toujours plus ses propositions théologiques pour qu’elles soient davantage en adéquation avec la vérité qui se révèle et qui s’accueille, le théologien accomplit la tâche du service de l’Église qui est assignée à la théologie.
Un exemple de posture théologique
Pour finir, je voudrais donner au moins un exemple particulier où interviennent le dialogue et la conversion dans la recherche de la vérité. Lorsque Karl Barth prononça sa conférence sur « L’humanité de Dieu »[9] en septembre 1956 devant l’Assemblée de la Société pastorale suisse, il marqua sa théologie — et sans doute la théologie européenne en général – en profondeur. Le texte est le témoin d’une expérience profondément existentielle et constitue, encore aujourd’hui, un des plus beaux documents qu’un théologien puisse produire dans sa vie. Le tournant théologique[10] que Karl Barth prit ne fut pas sans une certaine conversion personnelle dans sa manière propre de considérer le mystère de Dieu et l’acte théologique. L’auteur en a conscience puisqu’il affirme dès le deuxième paragraphe :
« Je ne crois pas me tromper en disant que le sujet d’aujourd’hui devrait en même temps marquer un changement d’orientation dans la théologie évangélique, changement qui ne contredirait pas, mais modifierait pourtant un renversement précédent, opéré en gros il y a une quarantaine d’années »[11].
En effectuant une relecture la plus objective possible du tournant dialectique au début de son œuvre théologique, il reconnaît que, pour lui, l’humanité de Dieu avait glissé du centre à la périphérie et ne constituait plus un élément radicalement fondateur de la pensée chrétienne. Eût-il suffi de lui redonner une place dans le discours dialectique pour résoudre le problème ? Visiblement non, la question nécessite d’adopter une autre posture théologique. Mais Barth n’oublie pas que la théologie est intrinsèquement liée à la nature de la vérité et qu’il ne saurait jamais la réduire à une forme de discours particulier :
« [Que le sujet de l’humanité de Dieu] nous soit proposé aujourd’hui, et que je n’aie pu refuser de l’aborder, est le signe que notre précédent renversement n’était pas le dernier mot de la vérité. Il ne pouvait d’ailleurs pas l’être. Et le tournant que nous prenons maintenant ne le sera pas non plus »[12].
Pour en arriver à une telle analyse, Barth se situe dans une dimension de conversion à la vérité telle que nous l’avons énoncée plus haut, comme un retournement impulsé par la vérité elle-même. Ce discernement qui permet d’entendre cette forme d’appel ne peut se vivre que dans une attitude d’ouverture et de dialogue avec les autres, avec le monde. On sait combien les évènements de l’histoire, la situation pastorale concrète de l’Église et la vie des hommes ont été pour Barth de vrais lieux d’interrogation[13]. Il ne s’agit d’ailleurs pas tant d’avoir tort ou raison, mais d’être justement situé dans son temps et son discours pour permettre à la vérité d’être approchée et entendue par ses contemporains. À partir de l’humanité de Dieu bien comprise, la théologie ne peut s’élaborer que dans le dialogue, car la vérité de Dieu concerne tous les hommes, c’est d’ailleurs la troisième conséquence qu’il tire du renversement qu’il veut opérer[14]. Cette rapide lecture de L’humanité de Dieu de Barth à partir de la posture théologique de l’auteur nous montre comment la vérité de Dieu doit orienter tout discours théologique.
Conclusion :
Dans sa tâche de recherche de la vérité, le théologien ne saurait être seul et obstiné dans sa propre voie. Il en va de la nature de la vérité de se révéler et d’interpeller les hommes qui la cherchent et de les unir dans cette recherche. Cette vérité, qui resplendit pour nous dans le Christ, pour reprendre les mots du Concile Vatican II[15], nous impose un travail proprement dialogique qui nous permet d’affiner toujours davantage les propositions et formulations que nous en faisons. Ce dialogue fondamental s’instaure tout autant entre le théologien et la Parole de Dieu, qu’avec le magistère, avec ses pairs, les membres du peuple de Dieu et en définitive avec tous ceux qui cherchent cette vérité. Encore une fois, il ne s’agit pas de parvenir à un consensus médian qui constituerait une forme de nivellement par le fond, mais bien de permettre à chacun de progresser, dans sa propre tradition, dans la connaissance de la vérité qui se donne à nous. Ce travail dialogique implique une attitude d’humilité qui puisse permettre une juste réponse à cet appel de la vérité en nous. C’est précisément ce que nous appelons « conversion » dans le sens augustinien de retournement et d’exposition à la lumière de la vérité. La tradition chrétienne occidentale porte en elle un long travail d’appropriation et de réappropriation. L’enjeu pour un théologien européen contemporain est de pouvoir s’inscrire dans cette dynamique tout en se laissant transformer par sa propre recherche qui n’est, en définitive, qu’une forme de réponse à la vérité de Dieu qui se révèle en Jésus Christ et nous attire vers lui.
P. Sylvain Brison
[1] Précisons ici qu’une telle déconstruction n’a pas de valeur en soi. Mais elle peut permettre de dégager les différents sens dont les mots se sont chargés au fil du temps. Le but n’est pas tant de faire le tri pour choisir l’acception qui nous convient le mieux que de prendre conscience que notre point de départ est forcément situé dans le langage que nous utilisons.
[2] L’étymologie de « dialogue » ou de « dialectique » indique une idée de rapport ou d’échange (dia) dans l’acte de parler (legein). Cette première approche doit être complétée par la signification philosophique de logos qui dépasse la notion de parole ou de discours pour déterminer le principe de la raison et l’élément essentiel de la détermination du réel par la pensée. Voir par exemple, Etienne Balibar et Pierre Macherey, « Dialectique » dansDictionnaire de philosophie, « Encyclopaedia Universalis », Albin Michel, Paris, 2000, p. 397-410.
[3] Pluralisme religieux mais aussi de formes de pensée, de cultures et de systèmes sociétaux, etc.
[4] Si dans la dialectique platonicienne, les deux partenaires du pacte de communication ne se situent pas sur le même niveau de connaissance, il est supposé que le fondement de la discussion repose pour tous sur les mêmes considérations (culturelles, ontologiques etc.) et que chacun peut faire le chemin proposé par la maïeutique. Aujourd’hui, dans un monde où semble dominer un pluralisme de fait, il est illusoire de présupposer que les différents partenaires du dialogue interagissent sur le même fondement. Cette constatation n’empêche pas le dialogue de fonctionner, mais doit être prise en compte comme une donnée fondamentale de l’herméneutique mise en œuvre.
[5] John Milbank, « The End of Dialogue » in Gavin D’Costa (ed.), Christian Uniqueness Reconsidered: Myth of Pluralistic Theology of Religions,Orbis Books, Maryknoll (NY), 1990, p. 174-191.
[6] Jean-Yves Lacoste, « Vérité » in Dictionnaire critique de théologie, « Quadrige », PUF, Paris, 2002, p. 1228.
[7] Congrégation pour la doctrine de la foi, Instruction Donum veritatis sur la vocation ecclésiale du théologien, 24 mai 1990, n°9.
[8] Donum veritatis, n° 11 ; citant le discours du pape Jean-Paul II aux théologiens à Altöting le 18 novembre 1980 Cf. AAS 73 (1981) p. 104.
[9] Karl Barth, L’humanité de Dieu, Labor et Fides, Genève, 1956, 56 p.
[10] L’humanité de Dieu marque le deuxième tournant de la théologie de Barth. Le premier avait eu lieu dans la deuxième décennie du xxe siècle (L’épître aux Romains 1919-1922) et permit de reconsidérer à frais nouveaux la divinité de Dieu face à la théologie libérale. C’est le début de la théologie dialectique. Le second tournant dont il est question dans L’humanité de Dieu – mais qui s’était en fait déjà amorcé dans les tomes de la Dogmatique ecclésiale – a pour tâche de « de reconnaître l’humanité de Dieu, sur la base de sa divinité, à partir de la connaissance de celle-ci précisément » (L’humanité de Dieu, p. 44). Pour plus de détails voir en particulier Rosino Gibellini, Panorama de la théologie du xxe siècle, Cerf, Paris, 2004, p. 30-32.
[11] Karl Barth, L’humanité de Dieu, p. 5-6. Souligné dans le texte.
[12] Ibid., p. 7.
[13] Cf. Ibid. p. 11-12.
[14] Ibid. p. 40-45 (en particulier p. 41)
[15] Dei Verbum, 2.
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