Sylvain Brison, « L’Église dans le temps de ce monde : imagination, corporéité, altérité », Transversalités, 160 (2022), p. 15-24.
Cet article reprend ma conférence faite à la journée des ecclesiologues francophones de 2020 sur le thème “Eglise et crises mondiales”. Parce que l’Église vit en solidarité avec le monde les transformations nécessaires vers le Royaume de Dieu, les crises qui l’affectent questionnent sa nature et révèlent les défis de l’ecclésiologie. L’article tente de dégager les perspectives de penser pour renouveler le discours sur l’Église. La première partie réfléchit la dimension temporelle de la réflexion ecclésiologique afin de déplacer le centre de gravité de la nature de l’Église vers sa finalité. Elle explore également les enjeux de la narrativité pour l’ecclésiologie. La seconde partie examine la relation de l’Église au monde pour proposer une « ecclésiologie politique ». Enfin, l’article ouvre sur les enjeux du « vivre ensemble » l’unité dans la diversité en orientant la réflexion à partir des ressources de l’imagination théologique.
L’Église dans le temps de ce monde :
imagination, corporéité, altérité
Le titre de cette journée, « Ecclésiologie et crises mondiales » pourrait laisser penser que la situation que nous traversons depuis quelques années est inédite dans la vie de l’Église. Si cela est sans doute vrai dans sa dimension contextuelle (spécificité des crises écologiques, de la pédophilie, du cléricalisme, des vocations et particulièrement de la pandémie de Covid-19), cela ne saurait l’être au regard de la situation intrinsèque de l’Église dans « le temps de ce monde ». En effet, prise entre la première venue du Christ (dans la chair) et sa dernière venue (dans la gloire), l’Église vit, en solidarité avec le monde, les transformations nécessaires vers le Royaume de Dieu. Or, il ne peut y avoir de transformation profonde, de conversion, de changements impérieux sans crises. L’effet bénéfique des crises est toujours d’ouvrir un avenir différent vers lequel il faut tendre et d’empêcher un trop confortable retour en arrière. Elles obligent donc les hommes et les femmes qui y sont confrontés à revenir à l’essentiel pour tenir bon et avancer. Elles permettent d’éprouver la solidité des liens, la qualité des fondations, et d’ouvrir une imagination féconde sur « le monde d’après ». Parler de l’Église, de sa vie, de son être, ou de son devenir, ne peut donc se faire dans un « en soi » tranquille, qui attribuerait aux crises un simple statut d’exception. Les crises que nous subissons actuellement viennent à la fois de l’intérieur du corps ecclésial et de l’extérieur (dans son rapport au monde). Leur violence entraîne des pertes de repères, des incompréhensions, des pratiques nouvelles qui se cherchent à tâtons. Si nous éprouvons des difficultés légitimes à parler de l’Église dans ces conditions concrètes, est-il possible cependant, de dire quelque chose sur la manière de faire en ecclésiologie ? Je voudrais donc dans cet exposé, balayer avec vous quelques lignes de force qui peuvent aujourd’hui éclairer nos réflexions et devenir peut-être des critères de discernement et de vérifications de nos constructions ecclésiologiques. Sans doute s’agira-t-il moins de questionner des modèles existants que d’envisager une nouvelle manière de penser l’ecclésiologie. Ces perspectives ne peuvent être qu’exploratoires et ne peuvent prétendre à l’exhaustivité.
Je développerai ma réflexion en deux temps qui tenteront d’articuler les éléments structurants de la question qui nous préoccupe. Premièrement, en repartant de la dimension temporelle de la réflexion ecclésiologique, je m’attacherai à comprendre comment la question de l’identité de l’Église se pose dans le contexte actuel et comment les ressources théologiques à notre disposition appellent de nouvelles manières de réfléchir. Secondement, je proposerai de considérer comment le rapport de l’Église au monde impose une évolution de la théologie de l’Église vers une « ecclésiologie politique » et comment les crises auxquelles nous sommes confrontés définissent les contours d’une telle démarche.
1. La dimension temporelle de l’ecclésiologie et sa dimension narrative
1.1. De la nature de l’Église à la finalité de l’Église
J’ai volontairement intitulé cette conférence, en jouant sur les mots du titre, « L’Église dans le temps de ce monde », pour mettre l’accent sur la dimension temporelle de l’Église ; dimension qui ne peut se comprendre, en théologie chrétienne, que dans l’orientation vers un horizon eschatologique. Le Professeur Gilles Routhier nous faisait remarquer, l’an dernier lors de cette journée d’étude, qu’un des principaux déplacements que provoque le Concile Vatican II en ecclésiologie était de faire passer la question fondamentale « qu’est-ce que l’Église ? » à « pourquoi l’Église[1] ? ». C’est par cet élément essentiel que je voudrais poser le cadre de la réflexion. Sans doute est-ce parce que sa naissance comme discipline s’est faite dans un contexte fortement juridique, et parce que la théologie héritée du Moyen-Âge était très sensible à la notion de « nature », que l’ecclésiologie s’est longtemps présentée comme une réflexion sur la « nature de l’Église », cherchant à la comprendre et la caractériser comme un « en soi », une réalité unique en son genre. Il est d’ailleurs fort probable que beaucoup des cours d’ecclésiologies dispensés dans le monde tentent de répondre à cette question, en cette forme. Cela est renforcé par la demande, souvent exigeante, des étudiants et des chrétiens de savoir « ce qu’est l’Église » dans sa spécificité. Or, la constitution Lumen gentium, ne succombe pas à cette tentation ; elle n’évoque pas la « nature de l’Église » mais bien plutôt l’Église en son mystère dans la perspective de son caractère eschatologique de pérégrination[2]. Cet aspect est bien connu des ecclésiologues ; mais il reste à vérifier de quelle manière ce principe joue effectivement dans la construction des réflexions contemporaines.
Les crises que l’Église traverse remplissent un rôle de révélateur. Prenons un exemple. Comment parler de la délicate question de la sainteté de l’Église (une de ses notes essentielles) dans le contexte des abus sexuels et spirituels qui ébranlent l’institution ? Une réflexion de type essentialiste sur l’Église aura bien du mal à défendre cette sainteté sans trébucher sur certains écueils que seraient soit la relativisation (ou la négation) des faits, soit l’idéalisation de l’être de l’Église. Seule une approche qui situe l’Église en tension vers le Royaume des cieux peut tenter de penser l’écart herméneutique entre ce que l’Église est dans sa réalisation présente, et ce qu’elle est appelée à être sous le regard de Dieu, dans la diversité de ses membres. Il n’est guère possible de filer cet exemple plus avant dans le cadre de ce propos, mais il me semble être une bonne illustration de cette nécessité dans le discours théologique.
1.2. La dimension narrative de l’ecclésiologie
Situer la question fondamentale de l’ecclésiologie dans un « pour quoi l’Église[3] ? » doit conduire à s’interroger sur la dimension narrative de la discipline. En effet, si la dimension temporelle de la vie de l’Église en ce monde et la tension eschatologique qui la caractérise déterminent doivent déterminer la modalité du discours, alors le récit se révèle apte à en rendre compte dans la mesure où, par la narration et l’articulation de ce que Paul Ricœur[4] désigne par la triple mimesis, il donne un accès herméneutique objectivable à la dimension temporelle de toute action. Mon but n’est pas ici ni de faire une apologie de la théologie narrative ni de donner l’idée que l’ecclésiologie ne saurait être autrement que de type narratif. Je voudrais poser quelques fondements de l’intérêt d’une telle approche sous-estimée, me semble-t-il, dans la pratique de la discipline[5]. Ce type d’approche se résume difficilement, mais à titre d’exemple, je voudrais citer ce passage de Stanley Hauerwas[6] :
« L’Église n’est pas le Royaume, mais elle en est l’avant-goût. C’est dans l’Église que le récit de Dieu est vécu d’une manière qui manifeste le Royaume. Elle doit être l’expression claire de personnes qui ont appris à vivre en paix avec elles-mêmes, avec les autres, avec l’étranger et évidemment, surtout avec Dieu. Il ne peut y avoir de sanctification d’individus sans un peuple sanctifié[7]. »
Ce type d’approche appelle deux dimensions importantes de la méthode théologique (et donc particulièrement de l’ecclésiologie). Le premier aspect est la nécessité de prendre en compte le « récit de vie » de l’Église (ou de la communauté ecclésiale) ; récit composé des récits personnels qui s’articulent entre eux et construisent un récit communautaire. Ces « récits » constituent alors un « lieu théologique[8] » de premier ordre qui tente d’approcher au plus près la réalité de la vie des hommes et de l’Église en ce monde[9]. Le second élément, qui est inséparable du premier, est le recours nécessaire à l’Écriture sainte comme récit normatif de l’expérience de Dieu et de sa révélation divine. L’herméneutique — dans sa dimension interprétative — des récits de vies au regard du récit biblique constitue le prisme de discernement de l’œuvre et des appels de Dieu. Ce recours à l’Écriture sainte comme horizon normatif et interprétatif constitue une ressource à la fois traditionnelle (dans son processus) et nouvelle (dans le contexte de la narrativité).
Cette approche narrative comporte un avantage non négligeable dans le contexte des crises que nous connaissons : elle permet d’approcher à leur juste mesure des situations complexes et difficiles, que nous désignons souvent par le terme de « situations limites », qui sortent de l’ordinaire et du commun, mais qui déstabilisent le modèle ecclésial ou le rende insignifiant faces aux problèmes soulevés. Habituellement, de telles situations ne sauraient constituer des bases solides pour l’élaboration d’une théologie qui a toujours pour visée l’universalité et qui, ainsi, a du mal à prendre en charge la singularité de ces cas. Pourtant, la théologie est assignée à en dire quelque chose. Un bel exemple de ce type de ressource méthodologique peut être vu dans le travail mené par William Cavanaugh dans Torture et eucharistie[10] sur la situation de l’Église sous le régime de Pinochet. Mutatis mutandis, une question similaire se pose face aux questions des abus dans l’Église, de l’autoritarisme et du cléricalisme (particulièrement du point de vue des victimes), ainsi que dans la prise en charge des difficultés, des souffrances et des ressentis des hommes pendant la pandémie de la Covid-19 (confinement et impossibilité de rassembler le corps ecclésial, difficulté dans la réception des sacrements, maladie et décès, etc.).
La question de la mise en œuvre d’une telle dimension narrative reste encore aujourd’hui ouverte. La diversité des possibilités est grande et complexifie le problème. Ce « recadrage » narratif appelle donc une régulation normative : les concepts théologiques de la dogmatique sont nécessaires pour ne pas dévoyer le récit en récit manipulateur, mais il faut en même temps des récits pour débusquer l’idolâtrie des concepts. Nous avons là un point d’articulation qu’il nous faut encore davantage penser. Mais, d’ores et déjà, à la suite de philosophes et de penseurs aussi divers que Cornélius Castoriadis, Charles Taylor et Paul Ricœur, et de théologiens comme Johann Baptist Metz, Harald Weinrich, Stanley Hauerwas et William Cavanaugh, les ressources déployées par la notion « d’imagination » théologique (liée au récit) permettent d’approcher autrement la question de la relation de l’Église au monde.
2. La corporéité de l’Église au défi de sa relation au monde
2.1. Le rapport au monde comme condition du discours ecclésiologique
L’imagination théologique permet d’interroger la manière dont l’Église envisage le monde et le confronte à l’imagination du Royaume des cieux. L’intégration de la catégorie du récit en ecclésiologie devrait permettre d’abandonner des discours et des positions en « surplomb » pour nous plonger dans la qualité formelle de l’existence, pour ajuster notre compréhension contextuelle du monde dans lequel nous vivons. Elle possède en outre une capacité productive du discours et de l’action à même d’engager un agir, et ainsi d’entrer dans une dimension « pratique » de l’ecclésiologie qui répond à l’exigence de sa dimension de théologie « clinique ».
En effet, un des rôles de la théologie dans l’espace publique est de créer un lieu de parole qui articule l’ordre du témoignage (récit de l’expérience) et l’ordre de la critique (expertise théologique) en contraste avec des espaces médiatiques et politiques saturés de confusion des genres. Je vois là un enjeu majeur pour un ecclésiologue. Que nous le voulions ou non, nous nous dispersons sans cesse entre une réflexion fondamentale et une expertise pratique ; expertise qui est d’autant plus sollicitée que les crises mettent à mal les modèles habituels dans lesquels nous vivons tant bien que mal. L’articulation de ces deux pans du travail ecclésiologique se trouve précisément dans l’interaction entre Église, Royaume et Monde.
Vous me permettrez de ne pas revenir encore une fois sur la manière dont la crise des abus met à mal cette relation aujourd’hui. Nous pouvons trouver un lieu intéressant dans les questions soulevées par les réactions des chrétiens, des communautés et des institutions face à la régulation du culte et des sacrements imposés par l’État dans la crise sanitaire. Écartelés entre une réflexion de fond et la nécessité d’accompagner la vie ecclésiale, nous avons besoin d’objectiver les problèmes et de proposer des solutions. Or, nous le voyons bien, les présupposés, les images, les arrière-fonds, les théologies en présence varient selon les personnes et les discours. Nous sommes devant un véritable « conflit des imaginations » qui n’appelle qu’à être entendu, évalué et régulé. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de reprendre une fois encore la sempiternelle question des relations Église – État – Sociéte civile dans la sécularisation et la laïcité (fut-elle « à la française »), mais d’interroger profondément l’articulation du « corps ecclésial » avec le monde en faisant droit aux différents contextes qui la conditionnent. Cette posture nous invite à ne pas reléguer trop vite la question du rapport au monde aux domaines et compétences de l’éthique et du droit (comme une certaine tendance a pu le faire dans la suite du Concile Vatican II)[11] mais à poser la question et le débat au sein même de la discipline dogmatique.
2.2. Vers une « ecclésiologie politique » liée à la dimension eucharistique
Ainsi donc, cette dimension de la corporéité de l’Église est aujourd’hui interrogée d’une telle manière qu’elle doit nous conduire à réfléchir, à frais nouveaux, à la dimension « politique » de l’Église, alors même que cette notion est souvent piégée, aussi bien en théologie que dans sa compréhension profane. Le travail de recherche que je tente de conduire à partir de l’imagination théologique me semble devoir se concrétiser dans une « ecclésiologie politique » au sens où l’Église doit occuper une place centrale dans une réflexion en théologie politique[12].
Cette orientation n’est pas sans difficulté, car il ne faudrait pas tomber dans le risque trop grand d’une compréhension strictement politique de l’Église à la manière du monde, ce qui conduirait ce type de théologie à une simple idéologie théocratique. Pour éviter ce risque, un « garde-fou » herméneutique existe par le biais d’une théologie narrative qui invite à ne jamais absolutiser le discours, mais à produire un récit capable de rendre compte de la réalité en laissant ouvertes les questions de réception et d’interprétation au regard de la régulation dans la communauté croyante. C’est peut-être en ce sens, d’ailleurs, qu’il nous faut aujourd’hui également réinvestir le sens d’une « théologie pastorale », au sens d’une théologie où l’Église se comprend dans sa marche avec l’humanité vers le Royaume des cieux.
Une des thématiques mises à jour par les évènements récents (et en cours d’actualité) touche justement à la « dimension politique » de l’eucharistie qui doit être resituée dans une plus vaste question ecclésiologique. Il me semble éclairant de reprendre, dans ce contexte, mais d’une manière nouvelle, les perspectives d’une ecclésiologie eucharistique[13] en prenant au sérieux les déplacements qu’elle impose dans notre théologie occidentale[14]. Ceci, afin qu’elle puisse rendre compte des différents aspects du problème : régulation ecclésiale des sacrements (et non uniquement juridique ou disciplinaire), articulation entre réalité communautaire et dimension publique de l’Église, mise en valeur de la koinoniaentre les fidèles et les Églises locales, etc. La nécessité de cette réflexion « eucharistique » de l’ecclésiologie est rendue plus urgente pour réinvestir certaines affirmations de la tradition théologique qui sont invoquées aujourd’hui, davantage comme des slogans idéologiques que comme des synthèses théologiques (qui doivent faire obligatoirement l’objet d’une réception ecclésiale). À titre d’exemple, j’en énonce trois (avec leurs mauvaises interprétations) : « L’eucharistie est la source et le sommet de la vie chrétienne » (dont la dérive est de lui donner un caractère absolutiste et exclusif) ; « L’Église fait l’eucharistie et l’eucharistie fait l’Église » (entendue de manière rigide comme si sans célébration quotidienne de l’eucharistie, l’Église disparaîtrait) ; « Lex orandi lex credendi » (comme identification des deux bornes qui conduirait à penser que ne pas défendre l’un revient à ne pas défendre l’autre).
Ceci a de réelles répercussions dans la vie ecclésiale. Dans le second confinement sanitaire vécu en France (en ce moment même), nous ne pouvons que constater les fractures qui apparaissent et progressent. J’en identifie ici deux éléments (non exclusifs d’autres constats) : a) Scission entre certains catholiques qui revendiquent le rétablissement des célébrations publiques de la messe et les autres qui situent l’urgence de la vie chrétienne autrement ; b) Écarts entre les déclarations des évêques (souvent énoncées isolément d’ailleurs) et les prises de paroles tous azimuts de ceux qui se répandent dans les médias et les réseaux sociaux. Ces lignes de fractures se créent non seulement dans le corps ecclésial, mais aussi entrent le corps ecclésial et les autres corps intermédiaires dans la société. Sous cet état de fait, il apparaît qu’une théologie de l’eucharistie coupée de sa dimension ecclésiologique existe et perdure dans certains milieux ecclésiaux. L’ecclésiologie contemporaine doit se situer sur ces lignes de fractures pour redire le lien intrinsèque et fluide qui existe entre les différents « corps du Christ ». Pour le dire autrement, cette perspective politique et eucharistique de l’ecclésiologie rejoint le projet plus fondamental d’une cohérence de la foi chrétienne dans le monde, tel que, par exemple, le jeune Henri de Lubac a voulu le montrer dans Catholicisme.
3. En guise de conclusion et d’ouverture
Toutes ces considérations ouvrent des pistes de réflexion qui ne sauraient être refermées par un propos conclusif. Mais je voudrais, à ce stade de la question, resituer deux lignes d’horizon, qui sans doute, n’en forment qu’une seule.
3.1. Penser la communion au risque de la diversité
La problématique de l’altérité dans l’Église et vis-à-vis du monde que je viens de soulever constitue le premier point. Il ne s’agit pas tant de retrouver une « paix sociale » nécessaire à toute institution, que de mettre le doigt sur la problématique du « vivre ensemble » de l’Église et dans l’Église comme un défi de la réalisation du mystère de son unité. Nous nous situons là précisément au carrefour d’une théologie dogmatique à la hauteur de l’Église en son mystère (l’unité principielle de l’Église provient de l’unité trinitaire), d’une théologie pastorale (dans la prise en compte de la dimension existentielle des communautés ecclésiales) et d’une « ecclésiologie politique » au sens où nous l’avons approchée dans cet essai (au sens de la dimension publique du corps ecclésial du Christ).
La question de l’unité de l’Église et dans l’Église est une question fondamentale qui ne se comprend que dans la tension eschatologique et mystérique dont nous avons parlé. Nous savons d’expérience qu’elle est, de tout temps, à la fois une propriété essentielle de l’Église et un défi de réalisation concrète. Qu’il me soit permis ici de rappeler brièvement que l’unité dans l’Église ne peut se concevoir que dans la communion de et dans la diversité de ses membres, car l’uniformité et l’homogénéité ne sont pas la communion[15].
Or, les différentes crises récentes que l’Église a traversées (et dans lesquelles elle vit encore) éprouvent violemment les liens qui unissent les membres entre eux et avec le monde. Ces crises touchent à des questions et des plans de tous ordres : questions éthiques et politiques (par exemple sur le « Mariage pour tous » et la « Manif pour tous », sur les questions relatives à l’IVG, la PMA, GPA ou l’euthanasie), engagements sociétaux (accueils des migrants, engagements écologiques, etc.), débats liturgiques (par exemple : préférences et régulations autour des formes ordinaires et extraordinaires de l’unique rite romain), ajustements des autorités et des positions dans l’Église (défi du cléricalisme et crise des abus dans l’Église) etc. La crise sanitaire dans laquelle nous sommes empêtrés exacerbe davantage la question. Quand le corps ecclésial ne peut plus se rassembler ordinairement ; quand le service des pauvres, des faibles, des malades et des personnes vulnérables est affecté par des contraintes majeures ; quand les « besoins spirituels » des uns et des autres se réduisent plus en plus à une dimension « affective » ; quand le rapport à la communauté de référence se fait de plus en plus flou ; quand la dimension synodale de l’Église s’éprouve de moins en moins à cause de la distanciation et de l’urgence des communications, il nous faut nous demander comment nous pensons et rendons compte du mystère d’unité de l’Église. La question doit rester ouverte, me semble-t-il, pour qu’elle conserve un rôle d’horizon critique afin de guider les discernements pastoraux.
3.2. L’Église dans le temps de ce monde…
J’ai commencé ma réflexion en proposant un angle d’approche qui fasse droit à l’Église dans le temps de ce monde. Il me semble qu’un des défis majeurs de l’ecclésiologie contemporaine est de penser la problématique de l’identité de l’Église dans l’articulation entre la relation qu’elle entretient avec Dieu (qui l’informe dans sa réalité mystérique) et la relation qu’elle entretient avec le monde (qui lui donne son sens pastoral dans la marche vers le Royaume de Dieu). C’est précisément cette juste articulation qui me semble être mise à l’épreuve par les crises qui secouent le monde, car les crises ont tendance à figer la temporalité dans un présent (celui de la survie) alors que la vie de l’Église, en s’ancrant dans le présent de la vie, oriente le monde vers sa destinée en Dieu (tension eschatologique). Cette articulation des deux versants du mystère de l’Église (relation à Dieu et relation au monde) ne peut pas se penser seulement dans des concepts intellectuels. Cette articulation s’incarne et se vit au plus réel de l’existence dans la mise en œuvre concrète d’une vie selon l’Évangile (ou pour reprendre ici le vocabulaire de William Cavanaugh, dans la mise en œuvre de la politique du Royaume de Dieu).
Ce que j’ai essayé d’approcher avec la notion d’imagination théologique pourrait se résumer, à ce stade ainsi : « l’imagination théologique incarne la manière de vivre et de rendre compte du mystère de Dieu, de l’Église et du Salut du monde dans toutes les dimensions de la vie chrétienne ». Cette perspective eschatologique qui permet de (re)découvrir l’Église en son mystère constitue, selon moi, le second horizon herméneutique vers lequel doivent tendre nos réflexions.
[1] Gilles Routhier, « Quelques orientations de recherche en ecclésiologie », Transversalités 54 (2020), p. 129-141.
[2] Ce sont les deux bornes posées par le plan de la constituions : chapitre 1 : « Le mystère de l’Église », et chapitre 7 : « Le caractère eschatologique de l’Église pérégrinante et son union avec l’Église céleste ».
[3] Sur la distinction entre « pourquoi » et « pour quoi », voir la nuance apportée par Hervé Legrand dans « Pour quoi l’Église ? Réflexions sur l’Église comme signe et instrument du rassemblement eschatologique des peuples », Prêtres diocésains 1337-1138 (1996), p. 115-130.
[4] Voir Ricœur Paul, Temps et récit, 3 tomes, Seuil, Paris, 1981-1985 et Paul Ricœur, « Mimèsis, référence et refiguration dans Temps et récit », Études phénoménologiques 11 (1990), p. 29-40.
[5] J’ai abordé cette question dans les chapitres 4 et 5 de ma thèse de doctorat : Sylvain Brison, L’imagination théologico-politique de l’Église. Vers une ecclésiologie narrative avec William T. Cavanaugh, « Cogitatio Fidei » 310, Paris, Éd. du Cerf, 2020, 346 p. (ici p. 203-257).
[6] Signalons la très belle thèse de Marc Fassier soutenue à l’Institut catholique de Paris, en cotuelle avec l’université Laval de Quebec, l’an dernier : L’Église comme communauté narrative en contexte pluraliste : clé épistémologique de la théologie de Stanley Hauerwas (Publication à venir).
[7] Stanley Hauerwas, Le Royaume de Paix, trad. De Pascale-Dominque Nau, « Theologia », Paris, Bayard, 2006, p. 179.
[8] Sur cette notion, voir : Marie-Dominique Chenu, « Théologie », dans Une école de théologie : le Saulchoire, coll. « Théologie », Paris, Éd. du Cerf, 1985 (1e édition 1937), p. 142.
[9] Pour donner quelques références sur ces aspects, on pourra consulter entre autres : Johann Baptist Metz, « Petite apologie du récit », Concilium 85 (1973), p. 57-69 ; Harald Weinrich, « Théologie narrative », Concilium 85 (1973), p. 47-55 ; et Elbatrina Clauteaux, L’épiphanie de Dieu et le jeu théologique, Paris, Éd. du Cerf, 2015, 555 p.
[10] William T. Cavanaugh, Torture and Eucharist. Theology, Politics, and the Body of Christ, coll. « Challenges in Contemporary Theology », Oxford, Blackwell Publishers, 1998, 286 p. Traduction française : Torture et eucharistie. La théologie politique et le Corps du Christ, trad. Cécile et Jacqueline Rastoin, Paris, Ad Solem et Éditions du Cerf, 2009, 445 p. Voir à ce propos Sylvain Brison, « Torture et eucharistie, l’inattendue fondation d’une nouvelle forme de théologie ? », dans L’imagination théologico-politique de l’Église, p. 43-100.
[11] Sur ce diagnostic, voir : Laurent Villemin, « Le rapport de l’Église à l’État et à la société dans les évolutions récentes de l’ecclésiologie », Société, droit et religion 6 (2016), p. 139-148.
[12] Le travail très éclairant de William Cavanaugh sur l’Église comme corps politique pose ce problème de manière évidente. Voir William T. Cavanaugh, « Church », dans William T. Cavanaugh and Peter Scott (ed.), The Blackwell Companion to Political Theology, Blackwell Publishers, Oxford, 2003, p. 393-406. Traduction française par François Picart sur pastoralis.org (Section « recherches », n°22) ; la version traduite en français dans Migration du Sacré présente des problèmes de traduction, c’est pourquoi il vaut mieux se référer à celle de Picart.
[13] Sur l’ecclésiologie eucharistique, voir les travaux de Nicolas Afanasieff et de Joahnnis Zizioulas par exemple, mais aussi leurs réinterprétations par William Cavanaugh (j’ai abordé longuement ces questions dans « Imaginer le corps du Christ : vers une ecclésiologie eucharistique », dans Sylvain Brison, L’imagination théologico-politique de l’Église, Paris, Cerf, « Cogitatio Fidei » 310, 2020, p. 261-312).
[14] Largement développée au siècle dernier dans des théologies orientales (orthodoxes majoritairement), l’ecclésiologie eucharistique est en cours de réception dans la tradition occidentale. Elle vient bouleverser notre conception encore très scolastique des sacrements et de leurs relations à l’Ecclesia. Elle nous invite à ressourcer à la tradition patristique du premier millénaire un grand nombre de nos approches ecclésiologiques.
[15] Voir sur ce point : Daniel Bourgois, « La communauté ecclésiale, peuple qui vit dans l’unité de la communion et dans la nouveauté de la liberté filiale », dans La pastorale de l’Église, Paris – Luxembourg, Éd. du Cerf – Éd. Saint-Paul, « AMATECA » XI, 1999, p. 655-677.
Résumé
Parce que l’Église vit en solidarité avec le monde les transformations nécessaires vers le Royaume de Dieu, les crises qui l’affectent questionnent sa nature et révèlent les défis l’ecclésiologie. L’article tente de dégager les perspectives de penser pour renouveler le discours sur l’Église. La première partie réfléchit la dimension temporelle de la réflexion ecclésiologique afin de déplacer le centre de gravité de la nature de l’Église vers sa finalité. Elle explore également les enjeux de la narrativité pour l’ecclésiologie. La seconde partie examine la relation de l’Église au monde pour proposer une « ecclésiologie politique ». Enfin, l’article ouvre sur les enjeux du « vivre ensemble » l’unité dans la diversité en orientant la réflexion à partir des ressources de l’imagination théologique.
Abstract
Since the Church lives in solidarity with the world the necessary transformations towards the Kingdom of God, the crises that affect its body question its nature and reveal the challenges of ecclesiology. The paper tries to identify the perspectives of thinking to renew the discourse on the Church. The first part deals with the temporal dimension of the Church in order to move the question from the nature of the Church toward its finality. It also explores the challenges of narratives in ecclesiology. The second part examines the relationship of the Church to the world in order to propose a «political ecclesiology». Finally, the article opens on the issues of “living together” the unity and the diversity by guiding reflection from the resources of the theological imagination.
Mots-clés
Ecclésiologie – Église – Théologie politique – Temporalité – Récit – Covid-19 – Crises – William T. Cavanaugh – Stanley Hauerwas – Imagination – Royaume de Dieu – Eschatologie
Key-words
Ecclesiology – Chruch – Political theology – Temporality – Narratives – Covid-19 – Crisis – William T. Cavanaugh – Stanley Hauerwas – Imagination – Kingdom of God – Eschatology
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