Sylvain Brison, « Être dans le monde à la mesure du Christ», dans La pastorale étudiante. Croissance des jeunes et processus missionnaire, Documents épiscopat, 7, 2001, p.43-48.

Participation au numéro spéciale sur la pastorale étudiante sur la réalité minoritaire des jeunes chrétiens dans une société pluraliste, les défis et les enjeux qui en découlent.

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Être dans le monde à la mesure du Christ

Il y a trois ans, l’historien Guillaume Cuchet publiait un livre au titre provocateur : comment notre monde a cessé d’être chrétien dans lequel il tente de diagnostiquer l’origine de « l’ampleur du décrochage religieux survenu parmi nous depuis les années 1960[1]. » Si on peut légitimement discuter avec l’historien les causes sous-jacentes, il n’en reste pas moins vrai que les études sociologiques corroborent l’aspect le plus décapant de son étude : la société française dans laquelle nous vivons aujourd’hui ne saurait se considérer comme une société chrétienne au sens politique ou sociologique du terme. Dans un ouvrage récent, Philippe Portier et Jean-Paul Willaime, avancent des chiffres vertigineux : en 2018, 58 % de la population se déclare sans religion (athée convaincu ou indifférent), 10 % se définissent comme appartenant à une autre religion (dont 6 % de musulmans) et seulement 32 % se déclarent appartenir au catholicisme (dont 15 % se déterminent comme pratiquant). En avançant dans la lecture, on constate que cette répartition s’accentue chez les jeunes puisque, chez les 18-29 ans, on dénombre 15 % de catholiques face à 18 % de personnes se déclarant d’autres religions et 67 % sans religion[2]. Loin de vouloir polémiquer ou se fixer sur ces chiffres qui peuvent se discuter en fonction des méthodes employées, nous voudrions mettre en lumière quelques remarques qui doivent être prises en compte. 1) Ces données sont établies à partir d’un positionnement en réponse à la question : « Considérez-vous que vous appartenez à une religion ? Si oui, laquelle ? » Ce ressenti est important, car il devient un marqueur au niveau du vécu personnel qui rejoint le sentiment de minorité que les jeunes catholiques expriment de plus en plus. 2) Cette « prise de conscience » d’être une minorité renvoie implicitement aux autres composantes de la société. Autrement dit, la dimension minoritaire se dévoile dans un contexte pluraliste et conduit imperceptiblement à poser la question sous-jacente de l’identité dans la pluralité. 3) Ceci induit qu’il faut alors interroger la manière dont nous nous comprenons nous-mêmes, comme chrétien, au cœur de cette société et à la manière dont l’Église s’éprouve comme Église dans le monde. Car le point de vue d’où part la réflexion détermine la compréhension de la situation. Ce qui trouve une explication d’un point de vue extérieur à la communauté (comme, par exemple, l’analyse historique, sociologique ou politique) peut être compris différemment du point de vue de la foi et de la théologie. Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas d’opposer la théologie aux sciences humaines, mais de redonner à chaque science la place qui est la sienne dans le débat des rationalités.

Afin de répondre au défi de l’accompagnement des jeunes catholiques qui se découvrent minoritaires dans la société, il faut conduire la réflexion à la convergence de ces trois remarques. Ainsi, nous procéderons en trois temps. Nous commencerons par positionner les repères de la réflexion en situant la question de la minorité au sein des enjeux du pluralisme pour dégager un axe de réflexion théologique pertinent. Dans un second temps, nous envisagerons la manière de comprendre la réalité ecclésiale dans son rapport au monde afin de rendre compte de sa mission pastorale. Enfin, nous tenterons de proposer une perspective d’accompagnement des jeunes à partir de la dimension pèlerine et hospitalière de l’Église comme réponse aux défis contemporains.

Le défi de la minorité dans la pluralité

Les difficultés que nous avons à appréhender les situations dans un monde complexe ne pourront être surmontées que si nous apprenons à poser les bonnes questions. L’hypermodernité actuelle présuppose comme acquis un certain nombre de précompréhensions du monde qu’il faut oser interroger par la théologie. Comme le disait déjà Stanley Hauerwas à la fin des années 1980 : « La tâche de la théologie n’est pas de faire tenir Jésus dans des catégories modernes, mais plutôt de faire tenir le monde en Jésus. Le rôle du théologien n’est pas d’ajuster l’Évangile au monde moderne, mais d’ajuster le monde moderne à l’Évangile[3]. »

Le vrai défi, pour les jeunes chrétiens, n’est donc pas tant de se découvrir minoritaires que de vivre cette minorité dans un cadre pluraliste. Cette situation implique trois remarques structurantes. Tout d’abord, si l’expression « minorité » peut marquer un état d’infériorité face à une majorité (ce qui induit un sentiment de perte de puissance et de fragilité), dans un contexte pluraliste où les groupes sociaux s’atomisent de plus en plus, elle devient surtout signifiante en se révélant être un révélateur d’identité. Il est aujourd’hui relativement « confortable » d’être une minorité pour être remarqué et avoir une voix protégée. Ces « minorités visibles » sont l’apanage des lobbies et autres groupes de pression qui occupent une place médiatique importante, bien souvent inversement proportionnelle à la réalité sociale qu’ils représentent. Pour les jeunes, cette propension minoritaire pourrait ne pas faire de difficultés si l’Église, par nature, ne résistait pas à cette réduction sociologique. En conséquence, et ce sera le second point, la difficulté pour l’Église est de pouvoir comprendre son identité dans la pluralité ambiante sans devenir un groupe identitaire parmi les autres, mais en conservant son ouverture au monde en vue du Royaume de Dieu. Puisque sa mission est de porter le témoignage du Salut au monde, elle a une vocation prophétique et signifiante, quelle que soit sa taille visible dans l’histoire. Enfin, en raison de cette « posture » dans le monde, l’Église ne peut se satisfaire de jouer un rôle qui lui serait assigné purement de l’extérieur, mais elle doit assumer sa responsabilité théologique et publique en vue de ce salut dont elle est, en quelque sorte, le signe et l’instrument, pour reprendre l’expression du second concile du Vatican (Lumen gentium 1).

En fin de compte, la situation de minorité dans la pluralité n’est pas un problème en soi ni une fatalité. Elle pose, en revanche, la question des interactions et des projets mis en œuvre pour organiser le « vivre ensemble » communautaire. Nous constatons alors que, ni les perspectives économiques (mondialisation et capitalisme libéral), ni les nouvelles formes de communications (réseaux sociaux, etc.), et encore moins les propositions politiques étatiques concrètes n’ont été capables de relever ce défi. Le théologien américain William Cavanaugh a mis cette réalité en lumière dans la critique des mythes modernes qu’il conduit dans sa pensée[4]. Il invite à un décentrement de la manière de poser ces questions et à un retournement théologique. Pour résumer, si du point de vue de l’État moderne qui se définit comme le garant et le régulateur de la société civile et de l’espace public, il est « logique » qu’il lui revienne d’assumer la cohésion et la pacification de la société, du point de vue théologique, l’Église se découvre une authentique dimension « politique » dans la mise en œuvre du projet divin de salut et se doit donc d’envisager son propre rôle dans la construction de l’unité de l’humanité. Les pratiques séculières échouent à répondre aux défis du pluralisme, car elles ne savent qu’annihiler le particulier dans une dimension globale totalisante en simplifiant à l’extrême les relations entre les gouvernants et les gouvernés (disparations des corps sociaux intermédiaires, suppression des médiations économiques, privatisation de la dimension religieuse, etc.). Mais le type d’unité que connaît l’Église n’est pas de cet ordre : elle est une catholicité qui, par la puissance de l’esprit de Dieu, permet à chacun d’exister, sans disparaître et sans renoncer à ses particularités, dans un corps de personnes en relation qui réalise le Corps du Christ dans le monde. Il est donc urgent que l’Église se ressaisisse de ses ressources théologiques et spirituelles les plus propres pour assumer, dans l’espace public, le rôle qui est le sien au service de tous les hommes.

Imaginer l’Église au défi de l’amour du monde

C’est donc d’une compréhension de l’Église dans l’histoire du salut que doit commencer une réflexion renouvelée sur la question. Le repli sur soi conduit irrésistiblement toute communauté à comprendre que son identité et la vérité sont intrinsèquement liées. Le communautarisme devient ainsi une coexistence plus ou moins pacifique de communautés hermétiques qui ne peuvent entretenir de lien sans renoncer à leur vérité. L’économie du Salut et la tension eschatologique de l’histoire, nous rappellent que la vérité est la personne de Jésus-Christ qui vient à nous et vers qui nous allons. Le cheminement dans la vérité concerne alors le rapport au monde de l’Église se caractérise aujourd’hui trop dans un « face au monde », alors qu’elle devrait se comprendre comme un « pour le monde ». La nature missionnaire de l’Église se réalise dans le témoignage rendu à la vérité par son existence concrète et la proclamation de l’Évangile du salut dans le monde. Pour le dire autrement, l’Église est toujours quelque part imprégnée du monde et traversée par la grâce. Mais sa relation au monde dépend de « l’imagination » qu’elle en a. Entendons par là le sens philosophique premier de l’imagination : la capacité à se représenter la réalité pour inventer un agir qui peut la transformer. Ainsi, la « posture imaginative de l’Église » est « d’envisager » le monde tel que Dieu le connaît. Cette imagination nous est accessible dans la réception de l’Écriture comme Parole de Dieu qui porte le témoignage du salut : « Car Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé » (Jn 3, 17). Le travail de l’Esprit saint dans l’Église et dans le monde est donc de conformer notre imagination à celle de Dieu. Cette réalité a été exprimée d’une manière singulière par le Bienheureux Christian de Chergé, dans son testament spirituel, où dans le contexte inextricable de l’affrontement au terrorisme il ose cette affirmation prophétique :

« Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec Lui ses enfants de l’Islam tels qu’Il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de Sa Passion investis par le Don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance en jouant avec les différences. »[5]

Cette tension doit nous conduire à considérer l’être, l’action, la vie, l’expérience, la théologie, et l’engagement de l’Église comme un tout. Un des enjeux de toute pastorale ecclésiale, et pour les jeunes particulièrement, est de permettre aux membres de l’Église de passer d’un besoin de certitude de posséder la vérité à l’aventure de la foi au risque de l’Évangile proclamé dans la vérité. Dès lors, un certain nombre de pratiques et de discours peuvent être passés au crible de ce discernement du rapport aux autres et au monde. L’identité chrétienne de l’Église se joue précisément dans cette relation « pour le monde » dans lequel nous rejoignons le don de la vie du Christ. C’est bien cette « Église en sortie », vécu par des disciples-missionnaires que le Pape François nous invite à vivre au quotidien. Il reste à tenter de saisir comment cette transformation missionnaire essentielle est la réponse aux défis de la minorité dans la pluralité. Ici, La dimension pèlerine de l’Église qui vit ses rencontres dans l’hospitalité constitue à la fois le chemin, mais aussi des garde-fous pour la vie de nos communautés.

Pour ne pas conclure : un peuple pèlerin et hospitalier

L’expérience biblique témoigne à longueur de page de la dimension pèlerine du Peuple de Dieu en marche vers le Royaume promis. Depuis la visitation d’Abraham jusqu’aux pèlerins d’Emmaüs, ces figures du pèlerinage et de l’hospitalité tracent un chemin de foi incontournable qui résiste aux épreuves de la déportation, de la minorité, de l’éclatement et des échecs apparents. Pèlerinage et hospitalité vont ensemble. Le chemin du pèlerin qui progresse vers l’accomplissement de sa vie est jalonné d’étapes dans laquelle s’exerce la vertu de l’hospitalité qui permet de s’accueillir en vérité, car elle est la « la vertu qui nous permet de franchir le mur de nos peurs et d’ouvrir la porte à l’étranger avec l’intuition que le salut nous viendra sous la forme d’un voyageur égaré »[6]. Ces dimensions nous renvoient à la responsabilité de l’Église qui, solidaire de tous les hommes, à un rôle à jouer dans le « drame » du monde pour l’orienter vers le Salut, en commençant à vivre ici et maintenant l’Évangile du Christ[7]. Cette posture singulière est en réalité un état de conversion continue et perpétuelle à la vérité de l’Évangile au risque des situations rencontrées dans le monde. Elle implique une réappropriation des ressources les plus fondamentales de l’Église qui englobent tout à la foi l’économie sacramentelle et la prière que l’engagement auprès des plus faibles et des plus pauvres, sans séparations ou juxtaposition. C’est sur ce chemin que nous devons avancer et accompagner les jeunes adultes qui désirent aujourd’hui vivre dans le monde à la hauteur du Christ.


[1] Guillaume Cuchet, op. cit., p. 13.

[2] Ibid., p. 27.

[3] Stanley Hauerwas et William H. Willimon, Étrangers dans la cité, Paris, Cerf, p. 64.

[4] William T. Cavanaugh, Eucharistie-mondialisation, Paris, Ad Solem, 2001; et Migrations du Sacré, Paris, Éd. de l’Homme Nouveau, 2010.

[5] Christian de Chergé, Testament spirituel « quand un A-DEIU s’envisage », 1er décembre 1993 – 1er janvier 1994.

[6] Henri-John Nouwen, Par ses blessures nous sommes guéris, Québec, Bellarmin, 2002, p. 84.

[7] Pour aller plus loin, voir Sylvain Brison, « Réimaginer l’espace et le temps », dans L’imagination théologico-politique de l’Église, Paris, Cerf, 2020, p. 173-203.