L’abbé Franz Stock, le choix du Royaume
Dans le cadre des lectures spirituelles données aux séminaristes du Séminaire des Carmes, nous avons évoqué quelques « grandes figures » qui ont habité ce lieu. Le jeudi 8 avril 2021, j’ai évoqué devant eux un portrait du Père Franz Stock, qui effectua, pendant ses études, un séjour de 3 semestres. Le destin de Franz Stock est remarquable de miséricorde et de dévouement. Il demeure une belle figure de prêtre pour les hommes d’aujourd’hui, et peut-être un grand saint (procès de béatification en cours). Voici donc le texte de cette petite conférence.
« Le prêtre Franz Stock, ce n’est pas seulement un nom, c’est un programme ». Ces quelques mots prononcés par Mgr Angelo Roncalli, alors nonce apostolique en France, lors de l’absoute donnée aux funérailles de Franz Stock marquent tout portrait que l’on pourrait faire de lui. Il reste à comprendre ce qu’est donc ce « Programme Stock » !
J’ai toujours pensé qu’en dehors du Christ, il n’existait pas de modèle type du prêtre. N’existent que des prêtres qui incarnent leur ministère avec les grâces que Dieu donne dans les contextes qui sont les leurs. Mais s’il fallait choisir parmi les figures de prêtres qui se sont succédé dans le temps pour nous transmettre l’Évangile, nul doute que l’abbé Franz Stock ne faillirait pas à la sélection. L’occasion de vous parler de lui ce soir, vient du fait qu’il fut, pendant 3 semestres, l’hôte du Séminaire des Carmes, partageant les mêmes pièces, la même chapelle, le même réfectoire. Mais, à cette époque, à la fin des années 20, Franz Stock ne pouvait pas encore imaginer quels seraient son ministère et les missions de sa vie. Si sa jeunesse, ses rencontres et sa formation personnelle pouvaient laisser entrevoir une vie donnée aux autres, il est peu probable qu’il ait pu anticiper que Dieu le plongerait dans les affres les plus sombres de l’humanité. Cette remarque n’est pas qu’un effet de style, car rien, aujourd’hui non plus, rien ne peut vous permettre de prédire quels seront les défis du ministère et comment le Seigneur nous appellera en fin de compte à donner votre vie pour vos frères.
Si j’évoque ici le prêtre Franz Stock, ce n’est pas pour en faire l’apologie ou l’hagiographie, mais pour que nous puissions saisir quelques lignes de force pour notre itinéraire spirituel. En regardant en arrière, il semble que la vie de Stock ne fut pas un simple itinéraire entre les aléas troublés de l’histoire, mais une trajectoire spirituelle dont le mouvement fut imprimé par l’esprit de l’Évangile. En guise d’introduction, plutôt qu’un récit biographique, je voudrais rappeler les quelques lignes que son meilleur ami (et condisciple au séminaire des Carmes, même s’il ne deviendra pas lui-même prêtre à l’époque) écrivit quelques semaines après sa mort :
Il vient de mourir subitement, terrassé par les fatigues du corps et la lassitude de l’esprit. Loin de France, je n’ai même pas pu lui rendre les suprêmes devoirs de l’amitié, mêler mes prières à celles de l’Église et de l’accompagner jusqu’à la Terre Sainte où il reposera dans l’attente de la Résurrection. Allemand, il dort en terre française et, à l’annonce de sa mort, les prières françaises pour son âme ont peut-être dépassé en nombre les prières allemandes.
Il s’appelait Franz Stock et il était prêtre de Jésus-Christ. Pendant la guerre, aumônier de la prison de Fresnes, il représenta, dans cette antichambre de la mort et cette annexe de l’enfer, la charité sacerdotale, celle qui, pas plus que Dieu ni que la mort, ne connaît les races, les langues, les nations, les frontières et les politiques. Il consolait, il éclairait, il préparait au grand voyage les catholiques fervents, les tièdes repentis et les communistes qui gardaient une étincelle de foi chrétienne. Il réconfortait même les malheureux juifs, auxquels durant les quelques minutes qui précédaient leur exécution, il lisait les plus beaux passages de l’Ancien Testament.
Il était non seulement prêtre au-dessus de la mêlée, mais homme avec tout ce que ce mot implique de compréhension et de compassion. Il portait aux prisonniers les nouvelles de leurs familles, aux familles des nouvelles des prisonniers. Il savait glisser des avertissements, des mises en garde, des conseils. Et il refermait les portes des cellules en disant, avec son beau sourire mélancolique : « Naturellement, je ne vous ai rien dit ».
Les résistants qui en réchappèrent lui ont rendu maint hommage, comme à la vivante preuve que la charité n’est pas morte. Il sut faire habilement son dangereux métier. Quand la Gestapo commençait à le regarder d’un œil trop menaçant, une maladie diplomatique le faisait disparaître un mois ou deux. Il réapparaissait, doux et tenace, lorsque l’incident était oublié.C’était mon ami. Je l’avais connu, dans le mouvement du Quickborn, grand et svelte jeune homme, aux cheveux blonds, au regard lointain. Il devint compagnon de Saint-François et représenta plusieurs années le mouvement en Allemagne. Il fut mon condisciple à l’Institut catholique de Paris. Je vécus parmi les siens, une de ces fortes et joyeuses familles de Westphalie, totalement ouvrière, totalement chrétienne — cette race dure que Hitler n’arrive jamais à réduire.
Il aimait son pays et savait le défendre avec une intelligence persuasive. Il aimait aussi la France qu’il comprenait admirablement. La guerre lui déchira l’âme. Il sut retrouver la paix dans sa mission de Paris.La fin de la guerre le trouva malade et épuisé, les nerfs en déroute. Il avait assisté jusqu’au mur fatal des centaines de condamnés à mort.sa résistance nerveuse n’y tenait plus. Il rendit un dernier service en dirigeant le séminaire des prisonniers allemands à Chartres. Il mourut à 42 ans.
Il y avait peu de monde à ses obsèques : une douzaine de personnes. Il paraît que les contingences politiques interdisaient qu’on entourât ses funérailles de la solennité et du concours de foule qu’elles méritaient. Pauvre politique ! … Pauvres politiciens ! … Pauvre chrétien englué dans le temporel ! …
Pour moi, je me moque de la politique et des politiciens. C’est pourquoi, Franz, dans ce journal qui porte le titre de « Témoignage chrétien », je te dis publiquement mon adieu. Tu as porté ton témoignage. Il prouve que, même au centre de l’horreur, parmi les cruautés des apostasies, l’Église produit toujours ses fruits de fraternité, et que, comme disait ce vieux « Sillon » que tu aimas, l’amour est plus fort que la haine. Merci, Franz ; et que ton âme, oubliant tortures et massacres, rejoigne au ciel les âmes des héros ou des pauvres hommes que tu prépareras à comparaître devant leur Dieu.[Frère Genièvre [Joseph Folliet], Témoignage chrétien, 4 avril 1948]
On sent bien au travers de ces lignes le poids de l’amitié et de la reconnaissance qui lient les deux hommes. Mais par-delà ce témoignage, trois dimensions essentielles méritent d’être abordées. Elles constitueront les points essentiels de ma réflexion : tout d’abord, ce sont ces rencontres qui ont façonné la stature spirituelle de Franz Stock, ensuite, au cœur de la guerre, il s’est donné tout entier un ministère éprouvant qu’il n’a jamais déserté (dans cette fidélité s’éprouve l’Évangile. Enfin, ce lent et long façonnage par l’Esprit de Dieu dans le creuset des souffrances et de la violence humaine a donné forme à son expérience de recteur du « Séminaire des barbelés ». Alors formateur de séminaristes allemands prisonnier et, bien plus, pasteur de ces futurs prêtres, il continua de semer dans les cœurs la graine de l’Évangile pour qu’elle fasse germer le Royaume de Dieu.
1) Des rencontres décisives qui ont la saveur de l’Évangile
Toute vie humaine et d’abord tissée de rencontres, il va ainsi pour Franz Stock. Beaucoup de ceux qui ont croisé son chemin ont témoigné de la dimension déterminante pour eux qu’a été leur rencontre avec ce prêtre. Si Stock a excellé dans la rencontre c’est parce qu’il s’est lui-même forgé dans la rencontre. Je me contenterai ici de relever quelques figures, parmi d’autres qui ont tenu une place significative dans l’histoire du prêtre allemand.
Les maîtres : Romano Guardini et Marc Sangnier
La jeunesse de Stock est formée de manière déterminante par sa participation au mouvement allemand du Quickborn, mouvement de jeunesse catholique allemand, dont le prêtre et universitaire Romano Guardini fut un des inspirateurs. Le théologien est de vingt an l’aîné de Stock, mais rien n’atteste qu’ils ne se sont jamais rencontrés personnellement. Mais Franz Stock sera façonné par la pensée, la spiritualité et les intuitions de Guardini, au point que, lorsqu’il se retrouvera supérieur de séminaire, le théologien sera une figure majeure pour former ceux qui lui furent confiés (sa bibliothèque comprend tous les livres de Guardini et le suivra jusqu’à Chartres). Mais, de Guardini, Stock retient surtout ce qu’il vit avec le Quickborn. Non pas une simple doctrine, mais une manière de vivre sa foi dans le monde, nourrie par la contemplation du Seigneur et de la proximité avec lui, par la recherche du Royaume de paix et une liturgie profondément renouvelée.
Son implication dans le Quickborn le conduit à participer en France en 1926 à un Congrès démocratique international pour la Paix organisée par Marc Sangnier dans sa propriété de Bierville (à une cinquantaine de kilomètres au sud de Paris). Stock vient tout juste rentrer au séminaire pour le diocèse de Paderborn. La rencontre avec le fondateur du « Sillon » confirme Stock dans sa recherche de fraternité et de paix pour tous et la nécessité de dépasser les contingences politiques de l’époque. Mais cette expérience est fondatrice dans la découverte de la France qui ne quittera plus jamais son cœur. Il nouera dans ce rassemblement de solides amitiés qui perdureront jusqu’à sa mort.
Les amis : Joseph Folliet
Revenons aux amis, au premier rang desquels Jospeh Folliet, de qui nous avons reçu le vibrant hommage. Folliet a le même âge que Stock, à quelques mois près. Ils se rencontrent pour la première fois au congrès de Bièreville. Ils partagent tous deux les mêmes aspirations et Folliet embraque Stock dès 1927 dans l’aventure des Compagnons de Saint-François qu’il vient de fonder : une vie toute franciscaine marquée par la spiritualité du Poverello et de la route. Cette dimension accompagna toute la vie de Stock. Folliet entre à son tour au séminaire (aux Carmes) et invite Stock de le rejoindre pour 3 semestres (la formation des prêtres allemands comportait alors la possibilité d’un séjour d’études à l’étranger). Folliet ne restera pas longtemps au séminaire des Carmes, Monsieur Verdier le persuadant qu’il rendra de meilleurs services dans la vie laïque (expert au concile Vatican II, il finira par devenir prêtre au sein du Prado en 1968). Ce compagnonnage confirme Stock dans l’importance de l’authenticité des relations humaines.
Les prisonniers : Honoré d’Estienne D’Orves
D’autres rencontres seront tout aussi déterminantes pour Stock, et peut-être encore davantage. Il ne s’agit plus de maîtres, ou de compagnons, mais de ceux qu’il accompagna jusqu’à la mort : les prisonniers de Fresnes, de La Santé et du Cherche-Midi. Ceux qui furent les « sujets » de sa pastorale sont devenus pour lui les « témoins » et les « compagnons » de l’Évangile. Alors qu’il débute prudemment son ministère (encore officieux) d’aumônier de prison, la rencontre avec Honoré d’Estienne d’Orves à la prison du Cherche-Midi en février 1941 marque la manière dont le prêtre allemand accomplira son ministère de service jusqu’à l’usure de sa vie. Honoré d’Estienne d’Orves est de trois ans l’aîné de Stock. Officier de marine passé à l’Angleterre au début de la guerre, il est renvoyé à sa demande en France à la fin de 1940 pour établir un réseau de renseignement. Trahi par l’un des siens, il est fait prisonnier par la Gestapo en février 41 et sera fusillé le 29 août de la même année — Hitler voulant en faire un exemple. Catholique fervent, la captivité d’Estienne d’Orves opère en lui un changement spirituel radical dont ses carnets de prison sont le témoignage le plus direct. L’officier français y reconnaît le rôle déterminent qu’y joue l’abbé Franz Stock qui le visite toutes les semaines, lui porte la communion, lui fournit des livres en cachette. Celui-ci l’accompagnera jusqu’au bout. Ce compagnonnage est aussi transformant pour Stock qui sera lui-même, à son tour, édifié par la stature spirituelle de cet homme devenu son ami et son compagnon. Les références à Stock dans les cahiers de prison d’Estiennes d’Orves sont trop nombreuses pour être citées ici, je retiendrais donc seulement quelques phrases de la lettre d’adieu écrite le jour de son exécution :
Cher Monsieur l’abbé,
Je vous remercie du fond du cœur de ce que vous avez fait pour moi. Au début de nos relations, j’ai vu en vous le prêtre qui pouvait m’apporter le Bon Dieu et ainsi le secours dont j’avais besoin. C’était le principal. Mais, par la suite, j’ai appris à vous apprécier et aimer comme homme. […] Je remets mon âme entre les mains de Dieu et un peu entre les vôtres qui l’avez ces derniers temps représenté auprès de moi. […] [cité dans R. Loonbeek, Franz Stock, p. 138-139]
La mémoire de ces quelques rencontres révélées l’importance des liens humains que nous tissons tous au cours de notre vie, depuis notre jeunesse jusqu’à notre mort. La fidélité de Stock aux liens noués suit la droite ligne de la Bonne Nouvelle. Il y trouve la force de vivre sa vie et son ministère dans les temps les plus troublés. Maîtres, amis, et compagnons d’infortune sont des frères sur le chemin de l’Évangile : voilà la marque d’un christianisme authentique.
Ainsi, plus que des coïncidences, ces rencontres dessinent le début d’une trajectoire, d’un itinéraire spirituel tracé par Dieu et qui ne déviera jamais de l’idéal évangélique :
Les rencontres qui formèrent sa personnalité et orientèrent sa vie s’enchaînent étrangement l’une à l’autre : c’est le Quickborn qui le mène à Bierville, dans le sillage de Marc Sangnier ; à Bierville, il côtoie Joseph Folliet ; Stock sera le premier Allemand membre des Compagnons de Saint-François fondés par Folliet ; Jospeh Folliet sera son parrain au séminaire des Carmes dont le supérieur est M. Verdier ; M. Verdier, devenu archevêque de Paris, le fait nommer curé de la paroisse allemande ; dans l’exercice de sa mission de curé entendue au sens large, il rencontre d’Estienne d’Orves et l’abbé Le Meur ; le premier le confirme dans son ministère auprès des résistants ; le second lui fera suffisamment confiance pour le mettre à la tête de l’entreprise risquée qu’était le « Séminaire des barbelés »
[J. Perrier, L’abbé Stock. Heureux les doux, p. 37-38]
Il n’y a ici, me semble-t-il, ni carriérisme, ni hasard et encore moins de destin, mais quelque chose de l’Évangile que saint Jean décrit ainsi :
André, le frère de Simon-Pierre, était l’un des deux disciples qui avaient entendu la parole de Jean et qui avaient suivi Jésus. Il trouve d’abord Simon, son propre frère, et lui dit : « Nous avons trouvé le Messie » — ce qui veut dire : Christ. André amena son frère à Jésus. […].Le lendemain, Jésus décida de partir pour la Galilée. Il trouve Philippe, et lui dit : « Suis-moi. » […] Philippe trouve Nathanaël et lui dit : « Celui dont il est écrit dans la loi de Moïse et chez les Prophètes, nous l’avons trouvé : c’est Jésus fils de Joseph, de Nazareth. » (Jn 1, 40…45)
2) Le prêtre et son ministère au défi du monde
Le cœur de la vie de Stock et de son ministère est durablement marqué par son ministère d’aumônier de prison.Or, on ne sait pas bien comment Stock commença ce ministère particulier : il n’était pas aumônier militaire, mais recteur de la paroisse allemande de Paris. S’est-il porté volontaire ? La demande fut-elle introduite par l’aumônier militaire général ? Peut-être un peu des deux ; toujours est-il que nous pouvons y lire un « coup de la grâce ».
Ce ministère est éprouvant tant du point de vue du temps qu’il requiert (imprévisible) et de l’âpreté de sa pratique. Prêtre, il se retrouve face à une situation difficile, inhumaine. Il fallait dire oui et il a dit oui. Il ne se dérobe pas : il ne se dérobera jamais à sa responsabilité au nom de l’Évangile. Il se tient là où il doit être ; là où le Christ doit être rendu présent.
Un ministère de miséricorde, de réconciliation et de paix
Nous venons de le dire, Franz Stock n’est pas un aumônier de la Wehrmacht. Il peut donc garder sa soutane et son brassard de la Croix-Rouge. Il est donc avant tout prêtre. Le ministère de Stock en prison s’exerce essentiellement auprès des prisonniers français — majoritairement des opposants et des résistants. Les captifs sont très divers : catholiques, protestants juifs, athées, communistes, franc-maçons… Il les visite tous. Il accomplit son ministère de miséricorde, de réconciliation et de paix) envers chacun, quel qu’il fût. Il prodigue à tous sans distinction sa présence, son soutien, sa « contrebande » d’objets ou de nouvelles (grâce aux larges poches de sa soutane ou son deuxième « bréviaire ». Il ne distingue pas le secours humain du secours spirituel.
Son amour pour la paix et pour le Christ ne souffrait aucune compromission, et surtout pas avec le nazisme ; mais la résistance armée devait tout autant lui poser des problèmes de conscience. Que pensait-il de la Résistance ? Il n’en a jamais rien dit, mais son ministère est éloquent. Qu’il approuvât plus ou moins les actions qui avaient conduit à l’arrestation des prisonniers, cela ne changeait pas son attitude. À ceux qui se confessaient, il demandait de ne pas aborder directement les faits précis : pour ne pas risquer de trahir la confiance, et pour ne pas avoir à céder lui-même sous la torture en cas d’arrestation. Pour lui, c’est la conversion et la miséricorde qui sont les plus importantes.
Il se dépense sans compter et est attentif à tous, il le paiera par la brièveté de sa vie, usée dans le don de lui-même. Son Journal des Fusillés trace les contours abrupts d’un ministère peu ordinaire. Peu prolixe (toujours sans doute le souci de la discrétion en cas d’arrestation), il y consigne surtout deux choses : les noms des condamnés qu’il accompagnen jusqu’à la mort (y compris les anonymes) et l’emplacement exact de leur inhumation (il procède lui-même aux enterrements). Le journal commence en 1942 et s’achève en 1944, à la libération de Paris. Il comporte 736 noms, comme une longue litanie qui donne froid dans le dos (on ne sait pas combien de prisonniers Stock a pu accompagner à la mort en tout (probablement un nombre à 4 chiffres). Ces noms forment une étrange cohorte humaine, broyée par la violence, la guerre, l’injustice et le malheur. Je ne sais pas vraiment si nous pouvons imaginer l’épreuve, ô combien répétitive, des mises à morts qui se succèdent parfois à une cadence infernale. Là encore, il se tient ici au nom du Christ. Lisons un court en un court extrait :
Mardi 27.10.42
6 exécutionsMatin, visite au Cherche-Midi, midi départ pour Fresnes.
6 exécutions :
Vogel, Jean, Soissons, 39e div. 1e ligne n° 71
Louys, Émile, Soissons, 39e div. 1e ligne n° 80
Douay, Daniel, Soissons, 39e div. 1e ligne, n° 77
Coqueugniot, Roland, Paris, 39e div. 1e ligne n° 73
Delaunoy, Jean, 39e div. 1e ligne n° 82
Pierre Stumm, Paris, 39e div 1e ligne n° 75Vogel n’était pas encore baptisé, l’ai baptisé, bien, sincère, eut pour parrain les 2 condamnés avec lui, Louys et Douay. Tous se sont confessés et ont communié auparavant : priâmes ensemble, arrivé sur place, tous s’agenouillèrent et récitâmes ensemble la prière pour les mourants, tous me serrèrent dans leurs bras avant de mourir. Puissance de la foi. Enterrés à Ivry vers 1 h 30. Apprends à mon retour que 6 exécutions également prévues pour demain.
[F. Stock, Journal de guerre, p. 124]
La lecture de ce journal est abrupte, austère, mais saisissante. Elle serre le cœur, mais il faudrait, cependant, le prier au jour le jour, pour porter devant le Seigneur, le souvenir de ces hommes comme Franz Stock l’a fait quotidiennement.
D’autres écrits marquent son attention aux personnes. Le Journal des cellules comporte des détails plus pragmatiques — triviaux peut-être — mais remplis de charité et de compassion pour celui qui sait lire entre les lignes :
Le 2e couloir a besoin d’une cuiller ; la cellule 387 d’un missel, d’une Vie de Jésus, 311 d’une image, 299 d’une brosse à dents, 262 désire Racine, Claudel et Rimbaud, 257 une Vie de saints. Le 4e couloir a besoin d’une glace, le 5e de lames de rasoir, le 3e de ciseaux de coiffeur, les cellules 261, 153, 394, 493, 501 ont besoin de peignes, 110 voudrait un livre de prières.
[cité dans J. Perrier, p. 86]
Nous lisons ici le reflet de l’évangile de Mathieu : « J’étais en prison et vous êtes venus jusqu’à moi » (Mt 25, 36). Si les détenus voyaient Dieu venir à eu dans les visites de Franz Stock, lui allait voir le Christ en les visitant. Dieu fasse que chaque prêtre en ce monde puisse se tenir au cœur du défi de l’Évangile et ne jamais se dérober aux exigences de l’amour et du ministère.
La cohorte de l’humanité et la communion des saints
Est-il encore besoin de souligner son sens du service de tout homme ? Edmond Michelet, mis au secret à Fresnes après son arrestation en février 1943, fut émerveillé de sa rencontre avec Stock. Il fut un des rares participants à ses obsèques et témoignera plus tard :
« Jamais Franz Stock ne se demande : est-il Allemand ou Français ? Est-il chrétien, juif ou incroyant ? Est-il innocent ou coupable ? Une seule question se posait pour lui : a-t-il besoin de moi ? Comment puis-je alléger ses souffrances ? »
[Cité dans Le journal de guerre, p. 33]
Ce qui me touche personnellement et qui est, à mon sens, sans doute la marque de la sainteté de Stock, ce sont les liens personnels qui sont noués avec chacun. Ces liens sont d’autant plus éprouvants qu’ils sont brefs et se concluent en général inévitablement pour la mort. Il aurait été sans doute plus facile de ne pas s’attacher, d’opérer mécaniquement. Spontanément, tout le monde se serait efforcé de se constituer une carapace pour ne pas avoir à en souffrir ; c’est « humain ». Ce n’est pas son cas et c’est sans doute cela qui a précipité sa mort jeune. Franz Stock ancre ses rencontres et ses liens au plus profond de son humanité. Beaucoup d’anecdote qui pourrait être racontée. En voici une :
Après la guerre, un ami allemand lui demanda « Comment avez-vous pu tenir ? » et Stock raconta l’histoire d’un père et d’un fils, condamnés l’un et l’autre. Par l’intermédiaire de Stock, le fils obtint la conversion du Père. Ils moururent côte à côte, unis dans la même foi. Stock commentait : « Leur exemple m’a soutenu. Depuis cette exécution, je les ai invoqués tous les deux, en même temps que les autres saints que j’avais l’habitude de prier, afin d’obtenir la grâce du courage pour les condamnés à mort. »
[J. Perrier, p. 35]
Avec une pointe d’humour, et peut-être un peu de malice, mais avec tout le sérieux de la foi, il disait d’ailleurs dans une de ses lettres après la guerre :
Je reste fidèle, je crois, à ceux dont j’ai été pendant quatre ans l’aumônier ; je leur avais promis de prier pour eux et ils sont toujours près de moi, de grands saints et martyrs de notre civilisation désaxée. Et si je veux une grâce spéciale, un éclaircissement spirituel ou une grâce efficace, je m’adresse à ceux qui savaient mourir, qui sont allés directement à Dieu après tant de souffrances et une belle préparation intérieure, et que j’ai pu accompagner sur leur dernier chemin ; je m’adresse à eux et je suis convaincu que leur prière sera exaucée. Ces saints-là n’ont pas encore de grande clientèle comme par exemple Saint-Joseph, Saint-Antoine ou Sainte-Thérèse, etc., où la liste des demandeurs est très longue, tandis que chez ceux-là on a plus de chances ; cela a l’air infantile, mais je suis pour ce chemin direct. Et j’ai senti souvent l’efficacité de la prière pour les trépassés. Ils ne nous oublient pas.
[Lettre du 9 octobre 1945]
À la libération de Paris, il aurait pu fui pour rester libre. Mais après avoir mis sa sœur dans le dernier train pour l’Allemagne, il se rendit à l’hôpital de La Santé pour assister les soldats restés là, sur place. Ce faisant, il savait qu’il serait fait prisonnier de guerre. CE fut un choix libre et désintéressé. Il voulait être là où l’on a besoin de lui, où le Christ devait être présent. Il a donc vécu en solidarité avec les Français pendant son ministère d’aumônier de prison et il vivra en solidarité avec les Allemands dans les camps de prisonniers. La vie de Franz Stock montre à quel point l’Évangile vécu en vérité transforme la cohorte des blessés et des broyés par la souffrance « en communion des saints. »
3)Former les prêtres pour me monde à venir.
Nous voici arrivés au troisième élément significatif de la trajectoire de Franz Stock : l’aventure peu ordinaire du « Séminaire des barbelés ». Alors prisonnier au camp de Cherbourg, il est demandé par l’abbé Le Meur et l’abbé Rohdain pour prendre la direction d’un projet unique : un séminaire pour les séminaristes prisonnier afin de reprendre leur formation et de se préparer au ministère exigeant qui les attendraient en Allemagne. Stock hésite, car il ne pense pas avoir les qualités requises, mais finit par accepter. En transit par Paris, il recouvre quelque peu la liberté, mais y renonce pour la mission :
La maison-mère des Lazaristes nourrit chaleureusement ses portes. J’étais libre ! Et je pouvais me promener sans gardien ni escorte dans les quartiers de Paris qui m’était familier. Cette liberté ne devait pas durer cependant ; car l’accomplissement de ma nouvelle mission était lié à la captivité. Il fallait dire oui et je le fis !
[F. Stock, Journal de guerre, p. 291]
Et plus loin dans le récit, après avoir pris son dernier repas copieux chez l’évêque d’Orléans :
Je quittais l’abbé Le Meur vers 5 heures, entrai dans les rangs de prisonniers du dépôt 51 et portai le numéro 730402
[F. Stock, Journal de guerre, p. 302]
Il est impossible de résumer la vie au Séminaire des barbelés. Mais on peut sentir les défis : accompagner et former, avec des moyens rudimentaires, mais toute la foi en l’amour et la miséricorde de Dieu, de jeunes hommes qui, pour la plupart, avaient eu leur jeunesse marquée par la montée du Nazisme. Certes, la condamnation sans équivoque du Nazisme par Pie XI et leur vocation personnelle avait sans doute dû constituer une sorte de « résistance intérieure », mais ils restaient marqués par l’ère du temps, par l’épreuve de la guerre, l’amertume de la défaite et l’angoisse des prisonniers. Stock ne mesure que trop l’enjeu pour l’Église, pour l’Allemagne, pour l’Europe et pour l’humanité d’un tel défi.
Le séminaire des barbelés va donner l’occasion à Franz Stock de déployer un authentique programme apostolique, qui signe, en fin de compte, d’une manière si particulière le « programme Franz Stock » évoqué par Jean XXIII. Pendant deux ans, 949 séminaristes passeront par ce séminaire fondateur. Plutôt que d’en déformer l’image, laissons la parole à Stock lui-même dans le discours d’adieux aux séminaristes à la fermeture du camp :
Je voudrais maintenant m’adresser à vous, mes chers théologiens, et vous invite à considérer mon propos comme un programme.
Car vous savez aussi bien que moi que dans la crise actuelle des structures à laquelle l’homme d’occident est aujourd’hui confronté, le théologien et le jeune prêtre — à la différence d’autrefois — affronte sans détours et sans s’esquiver les questionnements de notre temps, l’esprit lucide et le cœur grand ouvert, il se trouve sur le devant de la scène, au cœur même des événements, révélant les dangers, guérissant les blessures, afin d’apporter salut et consolation à ceux qui cherchent et désespèrent.
Notre monde a changé et vous serez effrayés à la vue des bouleversements que cette guerre a provoqués dans les âmes et dans les esprits des hommes. La preuve devra alors être apportée que la protection et l’isolement du séminaire ne vous ont pas éloignés du monde, mais au contraire, vous ont formés de telle façon que l’élan et l’optimisme de votre jeunesse puissent résister aux assauts. C’est alors que nous pourrons vérifier si au fil des années écoulées nous avons pris les choses au sérieux et si c’était juste.
Quand un tremblement de terre ébranle une ville, les clochers s’écroulent en même temps que les monuments et les maisons. Quand une crise économique et sociale bouleverse le monde, les institutions et la vie de l’Église ne restent pas indemnes, car elle ne peut exister à l’écart de l’histoire générale.
Plus la crise est profonde, plus elle met sens dessus dessous les valeurs fondamentales de l’existence humaine, plus violente aussi est la secousse qui ébranle le corps de l’Église. Beaucoup de choses aujourd’hui sont sur le point de s’effondrer, d’éclater ; autour de nous, plus rien n’est stable, plus rien n’est sûr. Les convictions héritées du passé, telles des valeurs de bienheureuse mémoire, s’estompent, et les hypothèses les plus incongrues trouvent des adeptes.
Dans de telles circonstances, il serait surprenant que l’Église incarnée et humaine restât une oasis de calme en marge de la dissolution universelle. Ce qui en elle relève du divin et de l’éternel, reste immuable, mais l’homme, quant à lui, est emporté dans le tourbillon d’une danse endiablée à la manière de la sarabande espagnole.
[…]
Notre siècle est activiste, agité, il est érotique, confond le spirituel et le temporel. Notre siècle voit triompher les haines, il est anarchique, révolutionnaire, voit s’enchaîner les catastrophes, il entasse ruines sur ruines, dans les villes comme dans les âmes. Notre siècle est atomisé, elle s’est dissoute en nationalismes aussi ridicules qu’un costume de zouave suranné. Ainsi, notre siècle a deux pôles, l’un nous pousse vers l’apostasie, l’autre vers la sainteté, l’un rejette l’Église, l’autre l’attire. Il importe, tout en étant enfant de notre siècle, de réconcilier Église et monde moderne. Le nombre de saints voulus par Dieu suffit à sauver une époque.
Des saints qui se vouent à cette vocation et qui transforment en vertus les agissements de notre temps.
Des saints qui renoncent aux amours humaines et qui savent à quoi ils renoncent, qui par le spectacle et l’exemple de leur vie poursuivent le chemin de l’ordre humain.
Des saints qui n’ont pas peur des catastrophes ni des révolutions, mais qui savent profiter de toute occasion et orientent tout leur être vers le second avènement du Sauveur.
Des saints qui réconcilient l’attachement à leur patrie charnelle et l’amour pour l’humanité, par-delà les frontières des nations, des empires, des races et de classes.
C’est la Providence qui nous lance cet appel à la sainteté par la voix de l’histoire, et nous devons le suivre pour apporter au monde le message de liberté et de paix, de salut et d’amour.
Ce devrait être pour nous tous un legs sacré, en ce second anniversaire de notre séminaire, de recevoir en nous ce message de vie et de l’apporter à l’humanité souffrante.
Que le chant que nous avons spécialement composé et mis en musique pour cette célébration résonne comme une profession de foi, qui nous libère, et nous met à l’entière disposition du Christ et de son Royaume.
[F. Stock, extraits du discours d’adieux à Chartres, 26 avril 1947]
Un homme à la hauteur de l’Évangile
Peut-on conclure facilement sur la vie de Franz Stock ? Je retiendrais ici seulement quelques points qui me semblent essentiels. Mon ambition était de vous présenter la trajectoire spirituelle d’un homme qui fut avant tout prêtre de Jésus-Christ. Trajectoire et non pas itinéraire, car, par-delà les cheminements hasardeux et les décisions personnelles, on est en droit de deviner que celui qui détermine le mouvement spirituel c’est Dieu lui-même. La course de Stock dans ce monde est un marathon de l’Évangile dont les forces pour l’accomplir demeurent l’humilité, l’amour, et la fidélité. Cette fidélité de Stock est tout entière donnée à Dieu et aux hommes qu’il a aimés jusqu’à donner son Fils unique par amour.
On a souvent présenté Franz Stock comme un « Apôtre du rapprochement franco-allemand ». Pourquoi pas, car, après tout, sa vie s’est construite dans l’un et l’autre peuple ? Mais, il ne faudrait pas que cette réalité « réduise » le mystère de sa vie. Car entre l’Allemagne et la France, sans renier l’une ni l’autre, Franz Stock à avant tout choisi le Royaume de Dieu. Royaume qu’il a annoncé et dans lequel il a, par le Christ et par son amour, fait entrer tant d’hommes au seuil de la mort. Royaume qu’il a enseigné et, par l’Esprit, implanté dans le cœur des séminaristes qui lui furent confiés pour que le la paix, fruit la résurrection, s’épanouisse dans le monde. Royaume qu’il a su goûter dans les rencontres qui nourrir sa vie et qui le conduisirent auprès du Père.
Je voudrais, enfin, retenir le Père Franz Stock, non seulement comme une belle figure — un bon modèle — dans ma vie de prêtre, mais surtout comme un compagnon de route sur le chemin du ministère pour que, de là où il est, il nous donne la grâce de toujours discerner par où passe le chemin de l’Évangile et la force de le suivre jusqu’au bout.
« Ce n’est pas en me disant : “Seigneur, Seigneur !”
qu’on entrera dans le royaume des Cieux,
mais c’est en faisant la volonté de mon Père qui est aux cieux. »
Mt 7, 21
P. Sylvain Brison +
Prière pour la béatification de Franz Stock
Seigneur, notre Dieu,
nous Te remercions pour Ton serviteur, le prêtre Franz Stock
que Tu as appelé à réconcilier deux peuples séparés par les hostilités de la guerre.
En tant qu’apôtre de la miséricorde et messager de Ta paix,
il a apporté à ceux qui étaient dans la misère et le désespoir,
la consolation et la lumière dans les ténèbres de la haine et de la violence.
Par sa vocation de héraut de l’espérance et par son témoignage de son humanité,
Franz Stock fut un infatigable artisan de la réconciliation entre Français et Allemands.
Seigneur, nous Te prions pleins de confiance :
Fais que l’exemple de sa vie restera toujours vivant dans la conscience de nos deux peuples
afin que nous puissions ainsi contribuer à la paix et à l’unité de l’Europe.
Accompagne-nous et les dirigeants de notre Église dans tous leurs efforts en vue d’élever Ton serviteur Franz Stock
en tant qu’apôtre de la miséricorde et messager de Ta paix à la gloire des autels,
afin que la lumière de son témoignage de foi brille parmi nous et puisse devenir une source de force pour beaucoup d’hommes.
Nous Te prions par Notre-Seigneur Jésus-Christ, Ton Fils, notre frère,
qui vit et règne avec Toi et le Saint Esprit dans tous les siècles des siècles.
Amen.
(Prière approuvée par Mgr Hans-Josef Becker, archevêque de Paderborn)
Bibliographie
Franz Stock, Journal de guerre. Écrits inédits de l’aumônier du Mont Valérien, Paris, Cerf, 2017.
Jacques Perrier, L’abbé Stock. Heureux les doux, Paris, Cerf, 1998.
Raymon Loonbeek, Franz Stock : la fraternité universelle, Paris, Salvator, 2007.
Laisser un commentaire