La Grammaire de Dieu
Médiation pour le Jeudi Saint 2021
Celui qui a connu la lumière des soirs d’avril à Jérusalem peut tenter d’appréhender le contraste saisissant qu’il peut y avoir entre la douceur du crépuscule qui tombe sur les préparatifs joyeux de la fête et l’angoisse de la nuit d’épreuves et de douleur qui se profile pour Jésus et ses disciples. Réunis dans la chambre haute, dans l’intimité du repas pascal « familial », ces derniers éprouvent, sans le savoir, la profondeur du mystère du salut. Ce contraste témoigne d’un paradoxe saisissant, bien difficile à dépasser. Il doit être bien compliqué de rendre compte, aux lecteurs de l’évangile que nous sommes, à la fois si lointains par le temps et si proches par le cœur, de la densité de cet évènement extraordinaire. Raconter est essentiel, non pas seulement pour comprendre, mais pour vivre ! L’évangéliste Jean, dont la tradition en fait un des convives, nous y introduit par une phrase ciselée qui, si théologiquement aboutie fût-elle, nous donne, sinon de comprendre, au moins de sentir l’importance du moment :
« Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. » (Jn 13, 1).
La phrase est rythmée, comme ponctuée par les notes graves du salut ; comme si « passer de ce monde au père » et « aimer les siens jusqu’au bout » étaient de parfaits synonymes. Il en est ainsi dans la « grammaire de Dieu ». Si nous voulons, nous aussi, à l’exemple du Sauveur, apprendre le langage divin de l’amour, alors nous devons nous y appliquer. Dans un lointain écho, Isaïe avait déjà prophétisé, dans le chant du serviteur, ce divin apprentissage :
« Le Seigneur mon Dieu m’a donné le langage des disciples, pour que je puisse, d’une parole,
soutenir celui qui est épuisé » (Is 50,4).
Ce langage du disciple n’est pas seulement fait de paroles et de locutions, mais il est mâtiné des gestes de tendresses et de compassions que le Sauveur lui-même, Dieu-fait-homme, nous a appris. Car la grammaire de Dieu ne s’apprend que par l’inlassable répétition la Parole vivante du Verbe qui verse, sur les pieds de ses disciples, l’eau de l’amour qui aime jusqu’au bout. « L’Incarnation du Verbe » n’est pas avant tout un concept théologique savant ; c’est d’abord Dieu qui a voulu apprendre de notre humanité les gestes de l’amour pour nous les redonner totalement orientés vers le salut. Dans le lavement des pieds, au cœur du repas de la dernière Cène, Jésus livre ce qu’il a de plus précieux : lui-même.
« Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? Vous m’appelez “Maître” et “Seigneur”, et vous avez raison, car vraiment je le suis. Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. » (Jn 13, 12b-15).
Cet exemple est déjà l’annonce de son seul et unique commandement laissé en héritage pour la multitude des hommes :
« Mon commandement, le voici : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande. » (Jn 15, 12-14)
Encore et toujours les règles subtiles de la grammaire de Dieu. Cette grammaire paradoxale se révèle donc être en adéquation avec la tension palpable qui habite cette fin de journée. Avec le Christ, ce soir, réunis dans le Cénacle, nous sommes invités à abandonner nos pauvres langages pour ne parler que la langue du salut. Elle n’a pour seul vocabulaire que celui de la tendresse, de l’amour, du pardon, de la paix, du soin des autres, du soutien, de l’espérance, de la foi, et de la charité. Dieu nous apprend dans le don de sa vie, dans le don de son corps, dans le don de lui-même, la beauté du langage de l’amour. Il place dans notre bouche, avec un petit bout de pain, l’éternité de la Parole, et il met, entre nos mains, l’infinie miséricorde pour aimer tous les hommes jusqu’au bout.
Dans cette douceur du soir de printemps qui tombe lentement sur Jérusalem et sur nos villes et villages, Jésus brise toute peur de la nuit pour affronter le mal qui l’enserre et qui nous opprime. Il proclame la Parole de Vie qui dissipe toutes ténèbres. Il nous ouvre le salut en donnant sa vie pour nous sur la Croix et en nous la redonnant dans l’aube grandissante du matin de Pâques. Dans cette grammaire divine, l’impossible devient possible, la promesse devient réalité, le futur et le passé se conjuguent au présent, et la règle d’accord de toute vie se dévoile dans les harmoniques de l’amour vécu jusqu’au bout.
P. Sylavin Brison
Jeudi saint, 1er avril 2021
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