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Sylvain Brison, « Un exercice d’imagination théologique. La théologie de la non-violence chez William Cavanaugh », Revue d’éthique et de théologie morale 299 (2018/3), p. 47-59.

William Cavanaugh est devenu une des voies saillantes dans le débat contemporain sur le théologico-politique. En proposant la catégorie d’imagination théologique pour rendre compte des relations complexes entre l’Église et le monde, il donne une nouvelle manière d’envisager la question de la non-violence, non pas d’un point de vue pratique, exclusivement éthique, mais comme une structure essentielle de l’Église qui met en œuvre « la politique du Royaume des cieux ». Découvrir le conflit des imaginations résultant de la modernité, c’est, pour Cavanaugh, mettre à jour les fausses imaginations séculières qui portent la violence et commencer à vivre de l’imagination non violente du Royaume.

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Parmi les orientations théologiques contemporaines qui tentent de comprendre de manière nouvelle le rapport de l’Église au monde, une des plus curieuses, mais aussi des plus stimulantes, se situe dans le courant « post-libéral » apparut en milieu anglo-saxon, d’abord en Amérique du Nord puis en Grande-Bretagne, il y a déjà de nombreuses années. Dans la ligne de Geroges Lindbeck, de John Milbank et, plus directement, de Stanley Hauerwas, le théologien américain William T. Cavanaugh devient, de plus en plus, une voix saillante dans l’ensemble des réflexions actuellement produites[1]. Le théologien catholique investigue la place de l’Église dans la société et interroge sa relation au monde à partir de critères théologiques quelques peu « étrangers » à notre culture européenne. En développant notamment la notion d’imagination théologique, Cavanaugh donne d’entrer dans la question de la non-violence d’une manière tout à fait particulière. En effet, même s’il ne traite jamais directement du thème de la non-violence pour elle-même, elle demeure un signe distinctif et fondamental de ce qu’il désigne comme la « politique du Royaume des Cieux », expression de l’imagination théologique à l’œuvre dans l’Église du Christ.

Puisque le travail théologique de William Cavanaugh est encore trop peu connu du public francophone, nous commerçons par présenter brièvement les grandes lignes de sa pensée en nous attachant à la notion d’imagination en théologie, telle qu’il la propose. Nous envisagerons dans un second temps comment s’origine la question de la non-violence dans une réflexion plus large théologico-politique. Enfin, nous présenterons les conséquences de cette conception de la non-violence dans la réflexion théologique.

William Cavanaugh et l’imagination théologique

Le « geste théologique » proposé par William Cavanaugh est relativement original : il propose de considérer l’Église comme un corps politique sui generis formé par l’eucharistie. Cette perspective s’enracine dès le début de son travail de théologien dans l’élaboration de sa thèse doctorale, Torture and Eucharist[2], centrée sur les problèmes, les enjeux et les défis théologiques de l’Église catholique au Chili, confrontée au régime dictatorial de Pinochet et en proie, solidairement avec toute la population, aux disparitions soudaines et à la violence de la torture. L’originalité de la thèse est d’aborder un problème apparemment essentiellement politique et éthique sous un angle radicalement ecclésiologique. Cavanaugh y déploie, ainsi que dans la très grande majorité de ses écrits postérieurs[3], une notion « d’imagination » capable de rendre compte, sous une modalité narrative, à la fois de l’organisation du réel et aussi des projets et des « visions » du monde qui sont à l’œuvre dans les corps sociaux en présence. Aux récits de l’État-nation moderne, de la mondialisation ou du marché, répond une imagination théologique de l’Église qui, face à la dimension violente du « politique » en ce monde, se présente comme une forme de « résistance », en proposant des modes de vie alternatifs, un modèle de société en contraste. Cette forme de pensée rejoint d’autres projets théologiques, comme ceux, par exemple, des « penseurs de la communauté » autour de Stanley Hauerwas, théologien protestant qui tient une place prépondérante dans l’itinéraire théologique de William Cavanaugh[4]. Mais la proposition de ce dernier est originale dans la mesure où il développe une imagination théologique capable de redonner à l’Église une interprétation du problème théologico-politique à partir de sa nature ecclésiale. Cependant, force est de constater que Cavanaugh ne théorise jamais la notion d’imagination, mais procède toujours de manière heuristique et pragmatique à partir de situations données, en opérant des effets de concentration vers le particulier et d’élargissement vers l’universel[5]. La recherche du théologien américain se focalise sur la vie de l’Église dans des situations concrètes et s’attache en particulier aux micro-pratiques qui révèlent la dimension sui generis de ce corps politique singulier qu’est le corps du Christ dans le monde. Cette manière de procéder en théologie comporte un fort coefficient d’étrangeté pour le public européen, mais présente une promesse stimulante qui « est celle d’une théologie politique véritablement théologique capable “d’imaginer” un engagement fort de l’Église dans l’histoire et dans la société au titre de ses ressources les plus propres sans se laisser instrumentaliser au service de causes qui lui sont extrinsèques »[6]. Essayons donc de cerner, même brièvement, quels sont les aspects essentiels de cette imagination théologique.

De l’imagination en théologie[7]

William Cavanaugh approche donc la question politique comme un exercice d’imagination, c’est-à-dire « l’invention[8] » de ce qui est réel : l’organisation des corps dans l’espace et le temps. Il se situe ainsi en résonnance avec d’autres auteurs comme, par exemple, Cornélius Castoriadis et Charles Taylor[9]. Chez ces penseurs, l’imagination sociale – ou l’imaginaire – sert de catégorie d’interprétation de ce qui n’est pas directement appréhendable par les théories sociales et qui pourtant semblent structurer le « vivre ensemble ». Pour le dire rapidement – et trop simplement sans doute – l’imagination rend possible une façon de « voir » le monde à partir de la manière concrète dont nous nous situons dans la société. Il redécouvre aussi ce que les artistes et les poètes expérimentent dans leur appréhension du réel, ainsi qu’en témoigne ces quelques lignes d’une lettre de Charles Baudelaire :

Hier soir, après vous avoir envoyé les dernières pages de ma lettre, où j’avais écrit, mais non sans une certaine timidité : Comme l’imagination a créé le monde, elle le gouverne, je feuilletais la Face Nocturne de la Nature et je tombai sur ces lignes, que je cite uniquement parce qu’elles sont la paraphrase justificative de la ligne qui m’inquiétait : […] « Par imagination, je ne veux pas seulement exprimer l’idée commune impliquée dans ce mot dont on fait si grand abus, laquelle est simplement fantaisie, mais bien l’imagination créatrice, qui est une fonction beaucoup plus élevée, et qui, en tant que l’homme est fait à la ressemblance de Dieu, garde un rapport éloigné avec cette puissance sublime par laquelle le Créateur conçoit, crée et entretient son univers. » Je ne suis pas du tout honteux, mais au contraire très heureux de m’être rencontré avec cette excellente Mme Crowe, de qui j’ai toujours admiré la faculté de croire, aussi développée en elle que chez d’autres la défiance[10].

La catégorie d’imagination, en tant qu’elle est une imagination créatrice, peut donc s’avérer utile dans une théologie de l’Église et du monde qui veut prendre en considération les rapports intrinsèques qui existent entre l’une et l’autre réalités. La puissance de l’imagination, en tant qu’elle est perçue comme la faculté d’exploration du possible, possède des ressources jusqu’à présent insuffisamment exploitées dans la théologie chrétienne, même si elle se fraye peu à peu un chemin dans les recherches récentes[11]. Si l’imagination à l’œuvre dans l’Église envisage sa relation au monde, elle opère une double fonction de critique du monde et de transformation de celui-ci en vue du Royaume des cieux. Dès lors, il devient possible de considérer les tensions du rapport au monde comme l’expression d’une sorte de « conflit des imaginations » qui entrent en concurrence : celles de l’Église et celles des autres réalisations sociales intra-mondaines. Chez Cavanaugh, l’imagination du Royaume à l’œuvre dans l’Église est produite par l’eucharistie et possède donc, par nature, une capacité de résister de manière efficace, mais strictement non violente, aux disciplines violentes du monde, induites par les imaginations séculières de l’État et du marché. En résumé, la démarche spécifique de Cavanaugh, en se centrant sur la catégorie d’imagination, peut se trouver dans le projet du petit livre programmatique intitulé Eucharistie-Mondialisation :

Je ne traiterai pas ces trois termes [l’État, la société civile et la mondialisation] comme des réalités objectives et autonomes, par rapport auxquelles l’Église se contre-poserait, comme une tierce réalité, mais comme trois façons d’imaginer l’espace et le temps autour de récits, fondateurs eux aussi, relatifs à la nature et à la destinée humaines, et qui trouvent leur pendant dans la théologie chrétienne. Ma thèse est que la théorie moderne, prétendument « séculière » et neutre, est en réalité une théologie masquée, qui fait de l’État moderne un État sauveur, en lieu et place de l’Église. Prendre conscience du caractère proprement parodique, ou « hérétique », de cette sotériologie, c’est déjà commencer de réimaginer l’espace et le temps dans une perspective authentiquement théologique[12].

Ainsi, entrer dans une dimension narrative de la théologie, et particulièrement de l’ecclésiologie dans la mesure où elle tente de recueillir le propre des expériences personnelles et communautaires des fidèles dans leurs relations au monde, permet de comprendre la notion d’imagination dans une double fonction théologiques. L’imagination est tout à la fois la manière d’envisager – de rendre compte sans rationaliser à outrance – le sens monde dans lequel prend prennent part les actions des hommes, et l’effectuation de ces actions qui transforment le monde en faisant advenir une réalité nouvelle. Prendre conscience de cette double fonctionnalité de l’imagination c’est entrer dans une dynamique réflexive qui tient autant de l’analyse explicative que de la performance de l’agir humain. Elle permet ainsi de prendre en charge de manière authentiquement théologique l’impact de la confession de foi dans la vie des fidèles qui, mettant en œuvre dans la communauté de l’Église et dans le monde l’imagination du Royaume des cieux vivent déjà comme les citoyens de ce Royaume tout en lui permettant d’advenir dans le monde.

L’imagination non-violente du Royaume des cieux

Comme nous l’avons dit plus haut, Cavanaugh ne donne jamais de théorie ou de vision englobante de la notion d’imagination. Cependant, dans son travail théologique il déploie de manière concrète, à travers ses analyses de différentes questions, des traits singuliers de ce qu’est l’imagination du Royaume. Cette imagination est déployée, selon lui, dans l’eucharistie qui forme (et informe) le corps de l’Église. Dans Torture et eucharistie, il pose les bases de l’imagination théologique. En prenant ses distances avec la dichotomie entre le temporel et le spirituel, Cavanaugh situe l’Église dans un rapport au domaine séculier qui n’est ni une fuite de sa place et de sa responsabilité dans le monde, ni une compromission et une fusion avec le monde. Face à la violence de l’État dont témoigne l’expérience chilienne – mais dont tant d’autres exemples pourraient être donnés – le théologien est conduit à rejeter les dichotomies devenues usuelles qui plaçaient d’un côté la sphère publique (le temporel, la dimension corporelle de la société et des institutions) en contraste avec la sphère privée (le spirituel, la vie éthique personnelle, l’appartenance religieuse). La re-temporalisation du temporel exigée par ses analyses pose de nouvelles bases à ce que doit être une meilleure imagination ecclésiologique. En suivant les analyses de Michel de Certeau et d’Henri de Lubac sur le renversement des termes « corps mystique » et « corps réel » à la suite des controverses eucharistique du xiie siècle[13], Cavanaugh soulève deux défis majeurs que toute théologie de l’Église doit relever : trouver une articulation avec le monde qui n’exclut pas a priori le corps ecclésial du corps social et dépasser la tension dialectique entre la nécessaire continuité historique et la visibilité de l’Église qui ne saurait être réduite à sa simple réalisation terrestre[14]. Pour répondre à ces exigences, Cavanaugh trouve la voie de résolution dans la pratique eucharistique. En définissant l’eucharistie comme la « contre-politique » de l’Église face à la torture, Cavanaugh rappelle à son lecteur que la nature de l’Église est d’être un lieu de pratiques sociales capables de résister à la discipline de l’État. Cavanaugh se focalise sur « l’événement » où le Royaume de Dieu fait irruption dans le temps : l’eucharistie qui « mêle le spirituel et le temporel »[15]. L’imagination eucharistique pour Cavanaugh est donc « une vision de ce qui est réellement réel, le Royaume de Dieu, quand il interrompt l’imagination de la violence »[16]. Voilà désigné un premier aspect fondamental de l’imagination ecclésiale de Cavanaugh, et sans doute le plus caractéristique : l’Église est un corps de résistance à la violence du monde, car elle procède de l’imagination du Royaume de Dieu. L’Église se présente alors comme ce corps de résistance, une société en contraste (a contrast model), par rapport à l’imagination séculière du monde dans laquelle prédomine la violence[17].

Le politique ou le jeu de la violence

La question théologico-politique

Pour comprendre en quoi le signe le plus distinctif de l’imagination du Royaume des cieux demeure la dimension strictement non-violente, il faut revenir, chez Cavanaugh à la compréhension de ce qu’est le politique, du moins tel qu’il est perçu dans le développement de la théologie politique. Cavanaugh déploie à ce sujet une investigation originale et intéressante en se livrant à une relecture des différentes propositions récentes dans le débat du théologico-politique en se centrant sur la question du rôle particulier de l’Église[18]. Cavanaugh pose un constant surprenant :

D’une manière ou d’une autre, toutes les théologies politiques de la fin du vingtième siècle peuvent être lues comme autant de tentatives de s’attaquer au problème de la mort de la Chrétienté sans simplement accepter la privatisation de l’Église. Néanmoins, la théologie politique chrétienne a étrangement négligé le thème de l’Église[19].

Selon lui, si cette négligence peut paraître pour le moins étrange du point de vue de la théologie chrétienne, elle est compréhensible du point de vue séculier de l’État-nation moderne qui considère que l’histoire du Salut et l’histoire séculière sont deux processus totalement distincts[20]. La thèse de Cavanaugh est qu’une juste compréhension de l’Église dans la perspective du Salut conditionne une juste compréhension du politique, et réciproquement. Pour lui, toutes les tentatives des théologies politiques au siècle dernier, quelles que soient leurs origines, sont des tentatives de réponse à cette trop stricte conception dichotomique de l’histoire. Leur faiblesse est d’avoir sous-estimé la nature proprement politique du peuple de Dieu en présupposant – sans doute malgré elles – une nécessaire séparation des pouvoirs dans des sphères radicalement différentes. De ce fait, selon Cavanaugh, la plupart des théologies politiques qui se développèrent en post-Chrétienté, tout en adhérant de fait à une conception légitime de l’autonomie du politique par rapport à la compréhension chrétienne de l’histoire, n’ont envisagé l’influence de l’Église dans le domaine temporel que de manière indirecte[21]. Cavanaugh conclue donc que « ces ecclésiologies politiques partagent une pathologie d’atomisation ; l’insistance est mise sur le citoyen chrétien individuel qui agit dans le domaine temporel ; l’Église n’agit pas en tant que corps dans le temporel »[22]. Seule la voie ouverte par la théologie de Johan Baptist Metz échappe à cette crise. Même si elle ne s’affranchit pas totalement de la notion absolue de « pouvoir indirect », la conception de l’Église comme institution de critique sociale lui conserve une certaine corporéité visible. Dans la lignée de Metz,Cavanaugh critique également les propositions de la théologie de la libération. Cependant, même si Metz et Gutiérrez se distinguent très nettement des autres tentatives de théologie politique dans leur prise en considération du rôle de l’Église, cette dernière ne joue qu’un « rôle instrumental et n’est pas envisagée elle-même comme une forme de politique »[23].

Une politique alternative

Néanmoins, il existe pour Cavanaugh une troisième voie possible entre séparation radicale de l’Église et du monde (dérive des théologies politiques contemporaines) et confusion des deux (dérive de la Chrétienté). Cette approche réside dans la manière de concevoir la relation Dieu-monde dans la perspective du Salut :

La clé de cette approche est de ré-imaginer [reimagining] le politique comme une réponse directe à l’activité de Dieu dans le monde, un retour à la conviction augustinienne que le politique n’est vraiment politique que lorsqu’il est dessiné à partir de l’histoire du Salut. Les actes de Dieu et ceux des hommes ne sont pas à identifier, mais prennent place ensemble dans « l’unique histoire publique qui est le théâtre du dessein salvifique de Dieu et des engagements sociaux de l’humanité », comme le dit O’Donovan. Au centre de cette réimagination, il y a la conviction que l’Église est au cœur du plan de Salut de Dieu.[24]

Ce rééquilibrage nécessaire conduit Cavanaugh à considérer une dernière forme d’ecclésiologie politique : celle développée par Stanley Hauerwas qui repose sur une conception de l’Église comme « model contrast »[25] pour les sociétés qui ne connaissent pas Dieu. Basée sur la certitude que la seigneurie du Christ ne ressemble en rien aux gouvernements du monde (quels qu’ils soient), la théologie de l’Église développée par le maître de thèse de Cavanaugh, incite à un témoignage le plus fidèle possible à l’Évangile et en contraste avec la discipline du monde, « jusqu’au martyr si nécessaire, pour attendre le Seigneur et ne pas présumer diriger à sa place »[26]. Il n’y a donc pas chez Hauerwas de supposition d’un pouvoir indirect de l’Église sur les gouvernements du monde ; le rôle de l’Église est, en quelque sorte, de mettre en œuvre en son sein, une politique alternative qui serait celle de Dieu à travers l’histoire. La caractéristique principale qui atteste cette « politique de Dieu » est que « l’autorité opère par la force de la vérité et non de la violence »[27].

En fin de compte, au risque de caricaturer quelque peu la pensée de Cavanaugh et d’Hauerwas, il semble que nous puissions dire que le politique, dans le temps de ce monde, est irrémédiablement marqué par une forme de violence, dont le pluralisme et la coercition sont les aspects les plus visibles. Seule, une politique alternative, celle de Dieu, peut rompre avec les enchaînements de la logique du monde et les déchaînements de la violence. Ainsi, dans une ligne d’interprétation néo-augustinienne, Cavanaugh relit le modèle de la Cité de Dieu comme une manière de comprendre le conflit des imaginations qui est à l’œuvre dans le monde. Ainsi, les deux cités dans la méditation d’Augustin peuvent être comprises comme deux imaginations en concurrence dans le même monde[28]. En fin de compte, pour bien comprendre la position de Cavanaugh sur la question de la violence et de la non-violence, il faut reconnaître qu’il ne réfléchit pas d’abord dans le domaine de la morale ou de l’éthique, mais qu’il situe la question dans un autre niveau de discours qui se situe, dans nos catégories théologiques, à l’articulation du théorique et de la pratique, dans une rencontre entre la théologie politique, la théologie fondamentale et l’ecclésiologie. Les conséquences du déplacement de la réflexion sont nombreuses, mais orientent notamment le fidèle à envisager autrement son action dans l’Église et dans le monde.

Un exercice d’imagination

Ce contexte « imaginatif » étant posé, il serait cependant faux de croire que Cavanaugh se contente d’une réflexion théorique fondamentale qui pourrait facilement dériver vers une vision naïve de la théologie. Il n’est pas dupe de la complexité des tensions et des relations dans le monde, pas plus que des risques et péchés de l’Église elle-même puisqu’elle vit dans le monde. Dans l’introduction à la version américaine de Eucharitie-mondialisation – à savoir Theopolitical imagination – il précise que sa recherche veut prendre en considération la réalité concrète de l’existence humaine :

[Ce livre] appelle un ensemble de pratiques qui exigent un chemin de repentance pour la complicité chrétienne envers la violence. Particulièrement, la théologie politique n’est pas, bien sûr, immunisée contre la violence ; tout dépend de la théologie et de la politique qui sont imaginées. Au contraire, je veux seulement soutenir que la séparation du pouvoir de toute amarre transcendantale n’a pas rendu le monde moins violent, mais a seulement rendu la violence plus arbitraire et plus intense. En exposant quelques-unes des fausses imaginations théologiques des politiques modernes, j’espère donner espoir au lecteur : la cage de fer de la modernité ne nous retient pas inévitablement en son pouvoir. Je me concentre sur l’eucharistie comme une imagination alternative de l’espace et du temps qui construit un corps de résistance à la violence : le corps du Christ. Ce corps est un corps blessé, brisé par les puissances et principautés et répandu en une offrande de sang sur le monde en détresse. Mais il est aussi un corps traversé par la résurrection, un signe de l’irruption saisissante du Royaume dans le temps historique et la présence disruptive du Christ-Roi vis-à-vis des politiques du monde[29].

Cavanaugh livre ici le fond de la critique qu’il développe face à l’État-nation et face à son imagination séculière : l’État est, lui aussi, générateur de violence à travers la coercition de ses membres qu’il met en œuvre, et cela en dépit du fait qu’il se présente volontairement comme le pacificateur et le sauveur de la société, précisément là où les religions (et l’Église en particulier) semblent avoir échoué. Cavanaugh indique aussi qu’il n’est pas dupe de la violence présente dans l’Église et de la tentation qui peut être la sienne d’en user. Plusieurs imaginations théologiques sont possibles, tout comme il existe plusieurs politiques possibles. Celle qu’il recherche dans le dévoilement des fausses imaginations de la modernité est précisément celle du « Dieu qui sauve en disant “non” à la violence sur la croix. »[30] Ce critère est sans doute pour notre auteur l’ultime point de vérification de la dimension véritablement chrétienne de l’imagination théologique.

Ainsi donc, l’Église est vraiment l’Église en tant qu’elle puise dans l’imagination non violente du Royaume les ressources pour exister concrètement dans le monde. Ces mises en œuvre imaginatives peuvent prendre des aspects très différents, mais restent toujours marquées par les critères de l’amour et de la non-violence qui sont les caractéristiques du salut accompli dans la « politique de Dieu ».

Dr Sylvain BRISON
Theologicum – Institut catholique de Paris


[1] Voir par exemple à ce sujet : Charles Pinches, « Hauerwas and Political Theology. The Next Generation », Journal of Religious Ethics, 36/3 (2008), p. 513-542.

[2] William T. Cavanaugh, Torture and Eucharist: Theology, Politics, and the Body of Christ, coll. « Challenges in Contemporary Theology », Blackwell Publishers, Oxford, 1998. Traduction française : Torture et eucharistie : la théologie politique et le Corps du Christ, trad. Cécile et Jacqueline Rastoin, Ad Solem et Éditions du Cerf, Paris, 2009.

[3] On trouvera une bibliographie détaillée de William Cavanaugh dans : Sylvain Brison, Henri-Jérôme Gagey et Laurent Villemin (dir.), Église, politique et eucharistie. Dialogue avec William T. Cavanaugh, Cerf, Paris, 2016.

[4] Stanley Hauerwas fut le professeur du William Cavanaugh alors qu’il était, dans les années 80, jeune étudiant à Notre-Dame University. Dans la préface à l’édition américaine de Torture and Eucharist, Cavanaugh explique qu’Hauerwas l’a sauvé du métier d’avocat en le convainquant que la théologie ne devait pas être sans intérêt. Il fut également son directeur de thèse à l’université de Duke.

[5] Cette « méthodologie » est particulièrement visible dans la construction de Torture et eucharistie, mais se retrouve souvent dans les autres travaux.

[6] Henri-Jérôme Gagey et Laurent Villemin, « Introduction à un débat avec William Cavanaugh », in Sylvain Brison, Henri-Jérôme Gagey et Laurent Villemin (dir.), Église, politique et eucharistie. Dialogue avec William T. Cavanaugh, Cerf, Paris, 2016, p. 15.

[7] Sur la question de l’importance de l’imagination en théologie, voir : Sylvain Brison, « De l’imagination en théologie », in Sylvain Brison, Henri-Jérôme Gagey et Laurent Villemin (dir.), Église, politique et eucharistie. Dialogue avec William T. Cavanaugh, p. 55-67.

[8] Davantage compris au sens de découverte ou de dévoilement que de création fantaisiste.

[9] Par exemple : Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, Paris, 1975, 538 p. et Charles Taylor, « Les imaginaires sociaux modernes », in L’âge séculier, Seuil, Paris, 2011, p. 289-380.

[10] Charles Baudelaire, « Le gouvernement de l’imagination (Salon de 1859) » dans Œuvres complètes, Seuil, Paris, 1968, p. 398.

[11] Voir notamment la très stimulante thèse du jésuite Nicolas Steeves : Nicolas Steeves, Grâce à l’imagination. Intégrer l’imagination en théologie fondamentale, coll. « Cogitatio fidei » 299, Cerf, Paris, 2016, 454 p.

[12] William T. Cavanaugh, Eucharistie-Mondialisation, Ad Solem, Genève, 2001, 123 p. Ici p. 8.

[13] A ce sujet, voir notamment : Henri de Lubac, Coprus mysticum : l’Eucharistie et l’Église au Moyen Âge, « Œuvres complètes » 15, Paris, Cerf, 2009 (texte de la 2e édition 1949 – 1e édition 1944), 592 p.

[14] À ce propos voir la très pertinente analyse de Michel de Certeau dans La fable mystique, p. 111-121.

[15] Torture et eucharistie, p. 317.

[16] Torture et eucharistie, p. 317.

[17] Sur cette dimension non-violente, Cavanaugh est très proche de Stanley Hauerwas (voir par exemple le Royaume de Paix, Paris, Bayard, 2006) qu’il présente comme la voie alternative à la confusion constantinienne de la chrétienté et à la dichotomie entre public et privée assumée par le Nouvelle chrétienté de Maritain (et dans sa suite de Murray).

[18] William Cavanaugh, « Church », in Peter Scott et William T. Cavanaugh (ed.), The Blackwell Companion to Political Theology, p. 393-406. Cet essai est repris in extenso dans William Cavanaugh, « The Church as Political », in Migrations of the Holy, W. B. Eerdmans, Grand Rapids, 2011, p. 123-140 (Version française publiée dans Migrations du sacré, Paris, Éditions de l’Homme Nouveau, 2010. On lui préfèrera cependant la version proposée par François Picart, beaucoup plus juste et disponible en ligne sur le site www.pastoralis.org, série « recherches » 22, février 2018 :

https://www.pastoralis.org/wp-content/uploads/pdf/recherches/CITP_Rech_22_W_T_Cavanaugh.pdf

[19] Migrations of the Holy, p. 123.

[20] C’est une des raisons qui contribua au développement des théologies de la libération pour lutter contre cette perspective. Sur l’importance de ce constat dans notre contexte théologique, voir par exemple : John Milbank, « Fonder le surnaturel. La théologie politique et la théologie de la libération dans le contexte de la pensée catholique moderne » in Théologie et théorie sociale, Cerf – Ad Solem, Paris, 2010, p. 355-430 et Roberto S. Goizueta, « Gustavo Gutiérrez », in The Blackwell Companion to Political Theology, p. 288-301.

[21] C’est le cas, dans son analyse, pour Jacques Maritain, John Courtney Murray et Reinhold Niebuhr.

[22] Migrations of the Holy, p. 134.

[23] Ibid., p. 136.

[24] Ibid., p. 137.

[25] Stanley Hauerwas, A Community of Character. Toward a Constructive Christian Social Ethic, University of Notre Dame Press, Notre Dame (IN), 1981, p. 84.

[26] Migrations of the Holy, p. 138.

[27] Ibid.

[28] À ce sujet, voir par exemple : William T. Cavanaugh, « From One City to Two : Christian reimagining of Political Space », in Migrations of the Holy, p. 46-68 ( Traduction française dans Migartions du Sacré, p. 59-87).

[29] William T. Cavanaugh, Theopolitical Imagination: Discovering the Liturgy as a Political Act in an Age of Global Consumerism, T. & T. Clark, Edinburgh, 2002, p. 6-7. Remarquons que cette insistance sur la dimension essentiellement non violente de l’imagination théologique de l’Église est une précision par rapport à la formulation de l’édition française.

[30] William T. Cavanaugh, « How to Do Penance for the Inquisition? », The Review of Faith & International Affairs, 5/2 (2007), p. 15. Article repris dan Migrations of the Holy, p. 109-114 et Migrations du sacré, p. 139-145.