Sylvain Brison, « Le pèlerinage, chemin de conversion », Terre Sainte Magazine 672 (2021), p. 24-27.
À la suite de l’interruption des pèlerinages en terre sainte à cause de la Covid-19, Terre Sainte Magazine, le journal francophone de la Custodie franciscaine de Terre sainte m’a demandé de réfléchir aux enjeux théologiques et spirituels du pèlerinage.
Partir en pèlerinage commence sur le pas de sa porte. Le pèlerinage impose un déplacement extérieur. En allant sur les lieux fondateurs de notre foi, nous voulons revenir à la source vive de notre existence. En ce sens le pèlerinage à Jérusalem est la source des sources : « C’est le lieu où l’éternité a touché le temps » comme l’écrivait Jean Guitton en préface à son journal de pèlerin. Mais partir en pèlerinage entraîne aussi un déplacement intérieur qui distingue ce périple d’un simple voyage touristique. Alors que le touriste est en quête d’exotisme pour fuir son univers quotidien, le pèlerin, lui, oriente ses pas vers le centre de son existence en cherchant à renouer avec la source de toute bénédiction en ce monde. Commence alors ce cheminement intérieur qui bouscule, déplace, décape, bouleverse tout homme et toute femme qui part à la recherche de la vérité. De mon expérience d’accompagnateur de pèlerinages, je conserve au moins une certitude : personne ne revient indemne et indifférent d’un pèlerinage en Terre sainte, quelles que fussent les raisons de son départ et la foi qui l’animait alors. Personne ne sait d’avance le chemin que le Seigneur lui donnera de faire dans sa vie spirituelle. Les itinéraires géographiques ne laissent rien deviner, et nul ne sait le lieu, la parole, le sentiment ou la rencontre qui marquera le point de basculement. Tout est grâce dans un pèlerinage : depuis le compagnon de voyage que je n’ai pas choisi jusqu’à la rencontre d’un habitant de ces lieux qui prend l’allure d’un témoin de la foi d’aujourd’hui.
Éprouver l’espace et le temps, éprouver sa foi
Pour que ce déplacement intérieur soit ébranlé par le déplacement extérieur, il faut accepter de se confronter à la réalité des lieux, des époques et des personnes. Loin du romantisme et des images d’Épinal que nous pouvons en avoir, le lieu saint est surprenant et peut être déroutant. Si c’est vrai de tout temps et de tout lieu, cela est particulièrement éprouvant en Orient et à Jérusalem en particulier. L’exiguïté des lieux concentre l’histoire et les pèlerins jusqu’à la saturation. Ces dernières années, devant les masses de pèlerins déferlant dans les sanctuaires, ces sensations ont pu s’éprouver jusqu’à la douleur et l’oppression, comme lorsque Paul VI en 1963, au milieu du chemin de Croix, dut faire une pause impromptue. Cette confrontation avec les lieux renvoie à une confrontation plus intérieure : celle de la foi. Venir en pèlerinage en Terre sainte conduit à localiser un récit, le récit du Salut : ici ça a eu lieu et depuis ça continue ! En ce sens, ici encore, l’extériorité des lieux est au service de l’intériorité de la foi. Le pèlerinage vient vérifier, déplacer et purifier ma relation à Dieu et au monde. Il vient mettre des images, des odeurs, des sensations sur les récits de salut qui nourrissent notre foi ; il dépeint le visage de ce Dieu qui est venu nous rencontrer. Il fait le lien entre « le Jésus » de notre intimité, celui de l’Histoire, et celui qui continue de vivre en ce monde parmi les membres de son Corps. En cela la Terre Sainte est bel et bien un « cinquième évangile » : non pas tant qu’elle raconte une autre version de l’histoire de Jésus, mais parce qu’elle permet ce déplacement fondamental entre moi et Dieu, et entre Dieu et moi.
Goûter la saveur de la rencontre
Mais pour que les pèlerins puissent pèleriner, les Lieux saints à eux seuls ne suffisent pas. Pour que le déplacement extérieur soit rendu possible, il faut que le pèlerin soit accueilli. Ici l’important n’est pas le nombre d’hôtels ou de restaurants, mais la présence de témoins locaux, de ceux et celles qui vivent en ce pays, et dont la vocation indicible est d’être là pour continuer de vivre le mystère pascal sur la terre où il s’est accompli une fois pour toutes il y a deux mille ans. L’expression est connue : pèlerins en Terre Sainte, nous ne sommes pas les touristes d’un musée de pierres mortes à ciel ouvert, mais les visiteurs – au beau sens de la Visitation – de ces pierres vivantes dont nous parlent les lettres de l’apôtre Pierre (1P 2, 5). Cette hospitalité, si chère à la tradition de l’Orient, devient le creuset où se révèle la densité de la présence de Dieu. C’est elle qui permit à Abraham d’accueillir son Dieu, c’est elle encore qui permit à Élisabeth de recevoir la mère de son Sauveur, c’est elle enfin qui dans la maison d’Emmaüs permit à Cléophas et son compagnon d’entrer dans la reconnaissance du Ressuscité. Dans la profondeur de la rencontre fraternelle se déploie le temps favorable de la conversion et de la consolation toujours actuelles : « C’est bien vrai, le Seigneur est ressuscité ».
Consolation et conversion
Dans ce creuset où se mêlent tous ces ingrédients sont broyées les raisons qui ont poussé le pèlerin à prendre la route. Partir en pèlerinage résulte toujours de choix personnels et intimes. Personne ne part, en fin de compte, pour les mêmes raisons que ses compagnons de voyage. Les motivations profondes relèvent souvent du mystère de la relation entre Dieu et l’homme, et doivent donc être approchées avec pudeur et respect. Mais, soyons clairs, les désirs de conversion et de guérison qui ont déplacé tant de masses de pèlerins depuis la nuit des temps sont encore à l’œuvre aujourd’hui, même si nous n’en avons pas toujours conscience. Le pèlerinage en Terre Sainte, tout particulièrement, est une œuvre de conversion et de guérison, car il est une plongée personnelle – littéralement un « baptême » – dans le mystère du tombeau vide. Le Saint-Sépulcre est un lieu comme aucun autre. L’extraordinaire vacuité d’un tombeau qui est plein de ceux qui y entrent et en ressortent est le signe d’une puissance de vie qui nous renvoie dans nos foyers avec la force de Dieu. Le tombeau vide est comme un cœur vers lequel afflue et reflue le sang qui fait vivre tout le Corps. Dans le creux de ce muscle de la foi personne ne peut rester et demeurer : ce n’est pas notre vocation. L’ange de la résurrection ne nous avait-il pas avertis : « Il vous précède en Galilée. Là vous le verrez, comme il vous l’a dit » (Mc 16, 7) ? Le pèlerin a tout quitté pour venir en un lieu où il ne saurait rester et d’où il ne peut qu’être renvoyé. La transformation s’opère lentement mais sûrement. Le lieu de mort se transmue en lieu de vie. La croix du Christ se plante au cœur de toute détresse, la lumière de Pâques fait lever l’espérance sur une vie qui reste encore à recevoir, et la force de l’Esprit de Pentecôte fait toute chose nouvelle. Voilà la consolation, voilà la conversion : repartir vers ses frères pour construire avec eux, et avec le Christ vivant, le Royaume de Paix.
Et maintenant ?
Ces considérations sur le pèlerinage sont intemporelles : j’aurais pu les écrire en d’autres temps et circonstances. Mais en ces temps-ci nous avons été frappés d’un mal qui n’épargne personne en ce monde et dont nous ne sommes pas encore sortis. La pandémie de la Covid-19 a ébranlé nos habitudes, nos forces, nos volontés, nos désirs… et nos pèlerinages. Elle révèle nos faiblesses, nos finitudes, nos fragilités humaines, sociales et économiques… ici comme là-bas. Alors que la saturation des pèlerinages posait de plus en plus de problèmes dans bien des aspects, personne n’aurait pu imaginer un tel renversement : les lieux brusquement désertés, les peuples confinés, les distances renforcées, la défiance creusée… Une chose est certaine : rien ne sera plus tout à fait comme avant. Le seul bienfait des crises est de nous obliger à aller de l’avant, et pour nous chrétiens vers le Christ qui vient.
Alors que nous nous sommes encore immobilisés, figés dans la dilatation du temps et l’épreuve de la maladie, le désir de repartir en pèlerinage se fait sentir de nouveau. Il devient même peut-être urgent. Urgent, non pas pour satisfaire un besoin impérieux de vacances et de dépasser l’horizon clos de notre quotidien, mais urgent car nous avons plus que jamais besoin de consolation et de conversion. La guérison à laquelle nous aspirons tous – et que seule la grâce de Dieu peut nous donner – ne saurait être un simple rétablissement physique. Si elle exige l’éradication du mal viral, elle impose aussi une conversion de vie et une consolation de nos blessures (physiques, psychiques, sentimentales et spirituelles). L’urgence de vivre autrement en ce monde, autrement avec nos frères et sœurs, autrement avec tous les hommes ne peut plus être un choix anecdotique. Signe de ce désir, et creuset de changements par la grâce de la rencontre, le pèlerinage se découvre comme cette visitation dont nous avons tant besoin, pèlerins comme habitants de la Terre Sainte.
P. Sylvain Brison
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