Le sac et la cendre

Au soir du 5 octobre 2021

Info

Aujourd’hui, mardi 5 octobre 2021, la Commission Indépendante sur les Abus Sexuels dans l’église, présidée par M. Jean-Marc Sauvé a rendu son rapport aux instances de l’Église qui lui avait demandé d’enquêter. La journée fut longue, chargée de multiples occupations, lourde de brins de conversations et d’informations entendues ici ou là. Ce soir, la relecture de la journée est compliquée, et mon cœur pesant. Sans polémique ni débats, voici mon ressenti. Je me suis demandé s’il fallait le publié ici pou le garder pour moi. J’ai fait le choix de le partager en espérant qu’il soit une invitation à avancer en eaux troubles pour grandir dans la foi et dans la vérité. Je prie la bienveillance de mes lecteurs de le recevoir pour ce qu’il est et rien de plus.

La nuit est enfin tombée sur une journée peu ordinaire, et les ténèbres font peser leur poids sur les âmes et sur les cœurs. L’inquiétude ne semble pas vouloir laisser mon cœur glisser vers le repos. J’ai laissé une lumière allumée sur mon bureau ; elle éclaire ma veille comme un signe fragile, mais nécessaire.

Ce soir, mes yeux et mon cerveau égrainent les mots crus et les chiffres durs du rapport de la CIASE, et mon esprit ne peut s’empêcher de retourner constamment vers la lecture du livre de Jonas entendu à la messe de ce jour, même s’il faut se garder de rapprochements souvent trop hâtifs : Jonas traverse Ninive, « la grande ville païenne », appelant la destruction de l’abomination ; et les habitants prennent le sac et la cendre pour implorer la pitié de Dieu. Comment ne pas considérer que, dans le drame révélé, Ninive et l’Église sont entrées dans une bien étrange confusion ? Il nous faut encaisser la vérité, car, même si elle est rude et sans fard, elle recèle d’une manière ou d’une autre, la bénédiction de Dieu. Il nous faut nous souvenir que la vérité qui libère est toujours un don de Jésus-Christ (Cf. Jn 8, 32) et que, selon l’étonnante figure du combat de Jacob : Dieu donne parfois sa bénédiction comme on donne un coup de poing.

Ce soir, face à une réalité dont nous ne soupçonnions pas l’ampleur, saurons-nous, à notre tour, prendre le sac et la cendre, ou nous draperons-nous dans de fausses certitudes qui nous feront mourir étouffé dans notre orgueil ? Ce soir, je suis groggy, un peu comme un boxeur qui titube sans trop savoir s’il tiendra encore longtemps debout ou s’il vaut mieux se coucher une fois pour toutes et accepter la chute inéluctable. Si nous aimons considérer l’Église comme le vrai corps du Christ qui est « co-crucifiée » avec lui pour le monde, ce soir, il faut bien reconnaître que l’Église est cette croix sur laquelle le Christ est crucifié. S’il est acquis qu’il nous faut demander pardon aux victimes, il me semble tout aussi urgent et important d’expier ce péché, de prendre le sac et la cendre et d’implorer la pitié de Dieu pour les fautes de son Église.

Ce soir, sous la lumière de ma lampe de bureau, mon esprit et mon cœur cherchent une réponse à ce défi du mal qui fait souffrir, qui détruit, qui dénature, qui corrompt, qui ronge et qui tue. Sur un coin de ma table de travail, comme un faible écho des travaux laissés en suspens dans le flot des jours qui passent le livre Le mal [1] de Paul Ricœur semble murmurer une invitation à avancer. Face au mal, nous ne pourrons jamais élaborer aucune solution, mais nous nous devons de relever ce défi par trois impérieuses nécessités : penser, agir et sentir. Penser pour oser une réponse audacieuse qui nous invite à dépasser ce mal. Agir pour lutter contre lui en refusant de le laisser perdurer et en proposant un autre chemin possible. Sentir, pour éprouver, compatir, et ancrer dans la fraternité ce dépassement vers la rédemption. Ce sera sans doute cela, pour moi, une manière de prendre le sac et la cendre, de passer par le lent et nécessaire travail de la grâce en nous, au lieu où nous sommes. Puisse Dieu nous accompagner sur ce chemin et l’important travail de la CIASE nous donner les moyens pour le vivre.

Ce soir, j’ai fini par éteindre la lampe de travail pour en allumer une autre plus fragile dans l’obscurité de ma demeure. La faible flamme de la bougie éclaire sur l’icône de bois le visage du Christ empreint d’une sévère douceur. Dans le silence du cœur résonnent les mots de la prière des complies : « Dieu qui est fidèle et juste répond à ton Église en prière. Quand me souffle en elle s’épuise, fais-la vivre du souffle de ton Esprit ». Que ce souffle soit le vent de la tempête qui détruit tout sous son passage ou le doux murmure du fin silence qui fait germer la semence du Royaume, qu’il inspire, en Église, nos pensées, nos actes et nos paroles pour les temps à venir.

[1] Paul Ricœur, Le Mal. Un défi à la philosophie et la théologie, Labor et Fides, 2004, 65 p.