Le silence de l’espérance

Méditation pour le Samedi saint 2021

Rupnik,
détail de la Pentecôte 
Santa Maria Liberatrice (Rome)

Nous voici parvenus au grand sabbat… Samedi saint. Dieu s’est endormi dans le repos de la mort. Étrange jour que ce temps de l’entre-deux, de ce temps comme suspendu dans l’hésitation du moment. Et pourtant, il porte le sceau de l’espérance. Alors qu’il relit la douloureuse disparition de sa jeune fille, l’écrivain Philippe Forest pose un regard singulier sur ces heures inédites :

« J’ai toujours pensé — je sais bien que cette pensée est hérétique pour l’Église qui ne peut en revendiquer le sens —, mais j’ai toujours pensé que la vérité du christianisme — si elle existe — se situait dans cet intervalle de silence qui sépare le Vendredi saint du dimanche de Pâques, ni dans le moment de la passion ni dans celui de la résurrection, mais très précisément entre les deux, dans la nuit incertaine du tombeau où le jour hésite entre l’épreuve inacceptable du calvaire et le miracle impensable du tombeau ouvert. »
(Philippe Forest, Tous les enfants sauf un).

Cette « hésitation du jour » cadence les heures de ce samedi et rythme lentement les heures de notre vie. Nous apprenons au jour le jour, souvent malgré nous, à vivre dans l’incertitude des évènements, dans les tâtonnements de nos choix, et la versatilité de notre cœur. Personne n’échappe à la nuit du tombeau, car, comme l’a si bien dit Marcel Pagnol :

« Telle est la vie des hommes. Quelques joies très vites effacées par d’inoubliables chagrins. Il n’est pas nécessaire de la dire aux enfants »
(Marcel Pagnol, Le château de ma mère).

Le Christ, Dieu fait homme, n’y échappa pas non plus. Ses disciples également. L’an dernier, à même époque, je méditais sur l’apparent contraste entre la tradition du silence devant la pierre roulée du sépulcre et le tumulte grandissant de la clameur des sauvés remontant des enfers vers la vie. Mais ce paradoxe ne se vit pas que dans l’intimité solitaire du tombeau, mais également dans l’épaisseur des paroles de ceux qui continuent de vivre. Je me suis souvent demandé comment les disciples avaient vécu ce temps du deuil et de la mort, temps qu’ils n’imaginaient pas qu’il serait, en fin de compte, si court. Les évangiles ne nous en disent rien, comme si la pudeur les retenait dans la discrétion. Mais, point n’est besoin de scruter les Écritures pour deviner leur tristesse et leur désespoir. Nous-mêmes, lorsque la mort frappe près de nous, que faisons-nous après les funérailles ? Nous nous retrouvons, en famille et entre amis. Nous parlons lentement, à voix basse, entre le ton de la confession et celui de l’intimité. Nous racontons les souvenirs qui portent la marque de l’amour du disparu. Nous prolongeons la vie commune avec l’être aimé dans le récit de sa vie. Un éclat de rire vient souvent ponctuer ces narrations, comme s’il nous disait que la vie est toujours plus forte que la mort. Pourquoi n’est aurait-il pas été de même pour ces hommes et ces femmes, disciples infatigables du Maître, qui avaient partagé les plus intenses moments de sa vie depuis sa prédication de feu en Galilée, jusqu’à son dernier souffle sur cette colline de Jérusalem ? J’aime à croire que, si devant la tombe scellée, le silence devait régner, dans les alcôves de la chambre haute, les voûtes étaient emplies de ces souvenirs porteurs d’espérance. Oui, quelque chose me dit que les évangiles sont nés dans ces paroles de consolations échangées, dans le souvenir de ses miracles accomplis, dans le réconfort de la répétition de ses paroles de vie. Les anges qui veillaient sur les disciples ont été les premiers témoins des évangiles en train de naître.

Imperceptiblement, sans qu’ils s’en rendent compte, cette Bonne Nouvelle prenait — ou reprenait — corps en eux, peu à peu. Elle s’ancrait dans l’espace dans le trouble de leur cœur, et déjà préparait la place à l’annonce de la Résurrection :

« Ce qui fait la force de l’espérance c’est qu’elle croit en l’avenir que Dieu promet. Elle conserve la mémoire du passé, et parce qu’elle attend l’imprévisible et l’impossible, elle déploie des trésors de patience et de joie, par lesquels peut se poursuivre ce travail d’harmonisation de l’homme et de venue du Règne de Dieu »

Ces paroles, que le Père Robert Scholtus adressait aux prêtres de Nice lors de leur retraite annuelle en mars 2018, me semblent si ajustées au temps du Vendredi saint. Comme un lointain écho aux intuitions de Philippe Forest, elles nous resituent dans la densité de la foi chrétienne qui n’est qu’espérance. Alors, si encore aujourd’hui notre jour hésite « l’épreuve inacceptable » et le « miracle impensable », réfugions-nous en esprit dans le Cénacle pour écouter les histoires partagées par les disciples…. Ces récits qu’il nous ont transmis dans les Écritures et qui nous disent Dieu.

Le « grand silence du Samedi saint » c’est Dieu qui se tait pour que nous racontions son histoire avec nous, sa présence avec nous, sa vie avec nous. Il n’est de silence que pour laisser place au retentissement de la Parole qui, dans la nuit du tombeau, pousse les premiers gémissements du nouveau-né de Pâques et qui retentiront, dans quelques heures dans l’acclamation pascale.

P. Sylvain Brison +
Samedi 3 avril 2021