Laurent Villemin, « Les jeunes prêtres et le théologien », dans Sylvain Brison (dir), Ils sont jeunes, ils sont prêtres, ils sont heureux! , Paris, Presses de la Renaissance, 2011.

À la suite des nombreux évènements compliqués qui avaient émaillé la vie de l’Église au cours de l’année 2009, Christine Pedotti m’avait demandé de coordonner un livre de témoignages sur le bonheur d’être prêtre aujourd’hui pour dire que ce chemin de vie valait le coup d’être vécu et pour raconter ce qui fait le cœur d’une vie presbytérale. Avec 4 autres de mes «jeunes» confères, nous avons joué le jeu, en racontant une «journée extraordinaire» composée de la réalité d’évènements épars, mais bel et bien vécus. Ainsi se dessine en perspective la trame de l’œuvre de l’Esprit. 

En guise de conclusion et d’ouverture, j’avais demandé au Père Laurent Villemin, mon directeur de thèse et ami, de relire nos textes pour en proposer une analyse. Qu’est-ce qui faisait la cohérence de cette diversité? Quels en étaient les enjeux? Quel avenir s’ouvrait-il? Laurent Villemin nous a quittés trop tôt, emporté par une mauvaise maladie. Ce texte est aussi un moyen de lui rendre hommage pour son accompagnement et sa lecture bienveillante.

P. Sylvain Brison

Les jeunes prêtres et le théologien

Laurent Villemin

« C’est ce qui vous échappe qui est le plus beau. »
Michel Serrault

Tout témoignage invite d’abord au respect. Accepter de prendre publiquement la plume pour dire ce qui vous fait vivre et vous rend heureux suppose à la fois du courage, du travail, et une grande confiance faite aux lecteurs. C’est donc avec bienveillance que ces témoignages de jeunes prêtres doivent être accueillis. Le théologien à qui on confie « une relecture théologique de ces récits » ne peut y échapper. Il ne s’agit donc pas d’émettre un quelconque jugement, ou de comparer une théologie présente dans ces témoignages avec ce qui serait « la » théologie officielle du ministère presbytéral, ou encore d’accorder à l’un ou à l’autre quelques bons points. Mon propos est à la fois plus modeste et plus ambitieux : il voudrait d’abord développer les lignes théologiques qui sont présentes dans ces témoignages et, par la suite, en tirer parti pour souligner ce qui me semble être des défis pour l’exercice du ministère de prêtre dans l’Église et la société aujourd’hui.

Témoignages de jeunes et d’anciens

Les livres de témoignages de prêtres ne sont pas rares et l’occasion de l’année sacerdotale voulue par Benoît XVI a encore contribué à développer ce genre littéraire. Pour mieux saisir l’originalité des cinq témoignages qui figurent dans cet ouvrage, il peut être utile de le comparer à la série de témoignages regroupés dans l’ouvrage Prêtres dans le souffle de Vatican II [1] sous la direction de Jean-Louis Souletie. Une quinzaine de prêtres, nés entre 1925 et 1947, formés durant le concile Vatican II, disent combien celui-ci a changé leur vie en profondeur. Si quelque chose oppose ces deux ouvrages, c’est bien plus la génération des interviewés que la théologie du ministère des prêtres que l’on y trouve. Bien sûr, les cinq jeunes prêtres qui témoignent dans le présent ouvrage sont nés à la fin des années 70 ou au début des années 80, soit une quinzaine d’années après la clôture du concile Vatican II. L’autre différence particulièrement nette est la posture par rapport à leur ministère de prêtres ou plus globalement par rapport à leur vie d’homme : les uns sont davantage à l’heure du bilan, du regard en arrière, à l’âge de la maturité… Les autres se lancent à corps et à cœur perdus dans ce ministère de prêtre sans bien savoir où ils vont, mais non sans convictions et avec une grande joie. Ils sont encore à l’âge où on se cherche, à la fois comme prêtre, mais aussi comme homme. Leur identité est en pleine construction dans une Église et dans une société particulièrement fluides et en quête d’elles-mêmes. Ces différences indéniables entre les uns et les autres ne doivent cependant pas être érigées en opposition théologique, comme si les plus anciens s’étaient compromis avec le monde alors que les plus jeunes revenaient à la radicalité de l’Évangile. C’est certainement une des premières découvertes du témoignage des jeunes prêtres : pour eux le concile Vatican II et la théologie du ministère des prêtres qui en découle ne font pas problème. Ils sont sereinement et pacifiquement acceptés comme un donné par rapport auquel ils se construisent comme homme et comme prêtre.

Cela confirme l’analyse du théologien sulpicien et formateur de prêtres, qu’est Maurice Vidal : « la doctrine du ministère ordonné est suffisamment connue, enseignée et reçue »[2]. À ceux qui penseraient qu’existe aujourd’hui dans le catholicisme une vraie fracture concernant la théologie du ministère presbytéral, le théologien sulpicien semble rétorquer qu’il s’agit plutôt d’une divergence de points de vue : « Elles peuvent se ramener le plus souvent à une conception plus christologique qui part de Jésus-Christ et de sa relation à l’Église et voit dans l’ordination une configuration à Jésus-Christ dans cette relation, et une conception plus ecclésiologique qui part plutôt du peuple sacerdotal et de sa responsabilité de se pourvoir des ministres nécessaires, et voit dans l’ordination un appel de la communauté, qui est la forme ecclésiale concrète de l’appel du Christ »[3]. Admettons encore que les deux doivent apprendre l’une de l’autre comme le suggère encore M. Vidal : « La première vision ne peut cependant pas oublier que tout le processus appelé ordination est un acte de l’Église, ni la seconde que les seuls besoins de l’Église en ministères pastoraux n’exigent et n’expliquent pas qu’ils doivent être transmis par une ordination qui fait d’un baptisé un ministère de l’Église à vie »[4]. Sans vouloir durcir les positions, reconnaissons que les jeunes prêtres qui font ici le récit de leur vie appartiennent plus à la première catégorie décrite par Maurice Vidal, à savoir une approche christologiquement forte. Cependant ils ne sont jamais dans l’opposition, ainsi qu’en témoignent ces quelques lignes tirées du témoignage de Sylvain :

« Mais [le prêtre] est l’homme de la Rencontre qui introduit dans une autre densité de l’existence. Encore faut-il qu’il accepte de faire partie de ce monde dans lequel il vit : il ne lui est pas étranger. Il ne cherche ni à le fuir ni à en faire sortir. La Rencontre de Dieu se vit hic et nunc, dans notre temps et notre monde. Voilà, à mon sens, la plus grande difficulté, mais aussi l’aventure la plus exaltante pour celui qui veut suivre le Christ : tenir en tension l’amour pour le monde et l’amour du Royaume de Dieu »[5].

Sans en tirer plus de conséquences qu’il convient, il faut remarquer que dans les cinq témoignages de jeunes aucun ne mentionne un prêtre aîné qui lui aurait servi ou lui servirait de référence dans le ministère, de qui il pourrait apprendre le « métier », avec qui il pourrait partager ses hésitations et ses joies. Même si, dans chacun des témoignages, les confrères avec qui on partage un repas, avec qui on prie Laudes ou Vêpres, que l’on croise dans l’escalier sont des soutiens bien réels, mais c’est d’une autre nature. Cette situation n’est pas surprenante, et elle est même habituelle dans l’Église catholique : la rupture de transmission se retrouve également chez les prêtres et non seulement chez les laïcs. C’est peut-être un argument de plus pour éviter de tomber dans la moralisation : comme si cette rupture était imputable soit aux anciens qui n’auraient pas su transmettre, soit aux nouveaux qui auraient refusé de recevoir. C’est avant tout et d’abord un changement radical de monde et donc de manière de proposer la foi qui est en cause. Les anciens voudraient bien transmettre, les jeunes voudraient bien apprendre, mais la bonne volonté des uns et des autres ne suffit pas à combler le fossé entre les deux.

Témoignage entre Storytelling et apologétique

Que peut-on faire alors dans cette situation ? Faut-il sacrifier la communication intergénérationnelle ? Je ne le pense pas, bien au contraire. Il suffit tout simplement de raconter sa vie. Non pas au sens péjoratif qu’a revêtu cette expression et qui la réduisait à une litanie de hauts faits qui ne convainquaient que celui qui les égrenait. « Raconter sa vie » c’est plus profondément mettre en lumière pour autrui ce qui en fait la cohérence, la dynamique profonde, une histoire sainte. Cela suppose ce que les plus anciens parmi nous appellent une révision de vie, ce que les plus jeunes appellent une relecture de vie ou même un discernement. Le résultat est finalement le même : il s’agit d’une narration dans laquelle le quotidien peut devenir sublime aussi bien que tragique, dans laquelle l’apparente banalité recèle en fait des trésors d’amour infini, des traces de Dieu. C’est cette opération à laquelle se livrent nos cinq jeunes prêtres. Passionnant cet extrait dans lequel David raconte qu’il y a trois ans il s’est ouvert ce qu’il appelle « un autre carnet » où il griffonne les histoires qui le traversent et dont il est acteur ou témoin, « ces sacrées histoires de ma vie de prêtre ». Il a d’ailleurs décidé d’en faire un blog :

« Les raconter, le soir, c’est parfois, souvent, leur donner le temps d’exprimer, d’extraire le sens, les sourires et les enseignements que la trotteuse de ma montre effacent inexorablement. Je les ai racontées pour moi, puis un jour, j’ai décidé de les partager à d’autres. Je suis entré dans le petit monde des “prêtres blogueurs” qui intéressent les médias, parce qu’ils les intriguent. C’était pourtant juste une nouvelle manière de témoigner, et de relire, avec la distance qu’exige la parole “en public”. Alors j’écris, plus ou moins chaque jour, sur ce blog de petits récits issus de tout mon quotidien, ou alors je partage des photos, des lectures. Ce ne sont pas des homélies, ce sont des éclats d’écriture, et de vie… comme seul un prêtre peut en être témoin »[6].

Pour nos cinq compères, l’exercice est difficile parce qu’il se fraie sans cesse un chemin entre le Storytelling et l’apologétique. Le Storytelling est l’application de procédés narratifs dans les techniques de communication pour emporter l’adhésion du public. D’abord né dans les domaines de la stratégie, du marketing et de la communication, il gagne aujourd’hui ceux du management, des entreprises et même de l’enseignement[7]. En son cœur se trouve la narration, mais avec un objectif bien spécial : celui d’arracher l’adhésion de l’interlocuteur, fut-ce au mépris de sa volonté. Les témoignages des jeunes prêtres présents dans ce livre ne tombent pas dans ce travers. Vivants dans une société qui emploie quotidiennement ce genre de procédés, ils savent qu’ils peuvent eux-mêmes y succomber, mais ils s’en protègent en revenant sans cesse au respect pour l’intégrité et la liberté de leurs interlocuteurs, que ceux-ci soient les personnes rencontrées dans leur action pastorale ou leurs lecteurs.

L’autre travers possible du témoignage est celui de l’apologétique. L’objectif premier du discours est alors moins de rendre compte de la cohérence interne d’une expérience que de faire croire l’autre, ou du moins de le faire adhérer. Ce n’est alors plus forcément une vérité qui fait vivre qui est au cœur du témoignage, mais une argumentation souvent hyperbolique. Sans s’en rendre compte, beaucoup de discours d’appel aux vocations au ministère presbytéral donnent souvent dans ce genre. La pénurie est tellement grave et la fois tellement vive qu’on s’autorise quelques libertés, convaincus que la fin justifie bien les moyens. Là encore la tonalité des témoignages qui nous sont donnés à lire s’en démarque franchement : chacun dit ses doutes concernant ses capacités à faire face à la hauteur de la tâche, ses propres fragilités (voire sa timidité), ou encore sa vulnérabilité. Nous sentons bien qu’il ne s’agit pas ici d’un artifice oratoire et que les cinq jeunes prêtres seraient certainement disposés à signer ce passage de Charles Péguy :

« Parce qu’ils ne sont pas blessés, ils (les honnêtes gens) ne sont pas vulnérables. Parce qu’ils ne manquent de rien, on ne leur apporte rien. Parce qu’ils ne manquent de rien, on ne leur apporte pas ce qui est tout. La charité même de Dieu ne panse point celui qui n’a pas de plaies. C’est parce qu’un homme était par terre que le Samaritain le ramasse. C’est parce que la face de Jésus était sale que Véronique l’essuie d’un mouchoir. Or celui qui n’est pas tombé ne sera jamais ramassé ; et celui qui n’est pas sale ne sera pas essuyé »[8].

Les jeunes prêtres qui se confient ici savent qu’ils sont blessés, même s’ils ne l’étalent pas et si la pudeur et la retenue restent toujours bien présentes. C’est peut-être d’ailleurs la raison pour laquelle ils insistent tellement sur la réconciliation et sur la miséricorde. En effet, vous l’aurez remarqué les récits donnent tous une place de choix à la célébration du sacrement de la réconciliation.

Le primat des sacrements et de la liturgie

À côté du sacrement la réconciliation, c’est la grande place accordée à la célébration des sacrements et à la liturgie qui constitue un fil rouge des différents témoignages. Même s’il avoue — et on ne peut le lui reprocher — avoir introduit une certaine fiction dans son témoignage, le récit de Sylvain se déroule dans une église entre un moment consacré à l’accueil et aux confessions et la messe du soir. Il débute par le sacrement de réconciliation et termine son témoignage par ses propos sur l’Eucharistie qui synthétisent finalement l’ensemble de ses paroles :

« Dans une sorte de “messe sur le monde”, le mystère eucharistique était présent sous les aspects de la rencontre depuis le début. Tu n’auras pas manqué de compter combien de fois ce mot revient sous ma plume. Il fut la boussole qui a guidé mes pensées vers celui qui un jour a croisé mon chemin et ne l’a plus quitté. Chaque fois que je monte à l’autel, je porte chacun de ceux qui, pas après pas, avancent dandinant, cahotant, courant, marchant, boitant, trottinant vers le Royaume qui vient. L’eucharistie est rencontre. L’eucharistie est la Rencontre des rencontres. Elle est la rencontre des hommes entre eux et avec Dieu, dans le pèlerinage sur cette terre. Par delà la contingence de notre monde qui passe, nous apprenons dans l’eucharistie à recevoir l’éternité toujours nouvelle du Ressuscité »[9].

Denis en fait même un magnifique motif d’action de grâces :

« Depuis que je suis prêtre, ce ministère de réconciliation est vraiment celui qui me donne le plus de joie et de motifs d’action de grâce. (…) Comme prêtre, je sors toujours ému et retourné d’un temps de confession, surtout quand il est dense et déterminant, comme pour cette femme que je n’ai jamais revue. Quelle foi, quel désir de Dieu, quelle aspiration, quelle grâce dans ce sacrement de la miséricorde ! »[10].

David le dit à sa manière :

« Parce que j’ai été ordonné au cours d’une liturgie, et qu’elle ponctue mes journées et mes semaines plus assurément que tous mes autres ministères. Messe du matin, messes du week-end, liturgies en tous genres… Je ne suis ni animateur de chant, ni préparateur de programmes de messe, ni maître de cérémonie, ni seul chef à bord. Ce qu’on me demande dans la liturgie, c’est de présider. Tenir ma place dans le chœur, et permettre à ceux qui sont là d’entrer dans le mystère que nous allons célébrer. Je vais prier, certes, dire les paroles du rite avec toute ma force, habiter au mieux ce moment, mais en regard avec le Christ réellement à l’œuvre, et avec la communauté, corps du Christ, rassemblé et en formation »[11].

Le témoignage de Frédéric commence également dans une sacristie. Mais cette pièce va d’abord être le lieu d’une rencontre : « La rencontre n’aura duré que quelques minutes, mais cela aura suffi à ce jeune homme pour reprendre confiance en lui, pour l’apaiser et le rassurer »[12]. Frédéric encore :

« Comme aumônier des personnes malades et handicapées à Lourdes, il m’arrive de donner à des hommes et à des femmes que la vie a physiquement, psychologiquement ou moralement fragilisés, le très beau sacrement de l’onction des malades. C’est pour eux l’occasion de découvrir, au cœur de leur révolte, que Dieu est présent, qu’il les soutient dans l’épreuve de la maladie. C’est aussi pour eux l’occasion de découvrir la présence aimante de frères chrétiens, ceux qui les accompagnent, qui manifestent la présence aimante de Dieu qui veut les aider à se relever, à retrouver une dignité souvent perdue ou défigurée par la maladie ou la souffrance. Ainsi, tous les sacrements sont-ils d’abord un don de Dieu, un souffle de vie, où il nous est donné de découvrir notre vocation d’homme »[13].

Jean-Pierre dans sa profession de foi, fidèle au concile Vatican II, fait de l’eucharistie « la source et le sommet » :

« Voilà le prêtre que je désire être : prêtre pour les hommes et les femmes de ce temps, prêtre en relation avec la culture, les associations, les gens qui habitent un pays donné. Prêtre qui témoigne, aussi bien qu’il peut, de la vitalité de l’Évangile, qui se nourrit de la Parole de Dieu afin que celle-ci le façonne petit à petit, et de l’eucharistie “source et sommet” de toute évangélisation »[14].

Cette récurrence de la vie liturgique et de la célébration des sacrements est une donnée commune forte dans les cinq témoignages que nous venons de lire. Il faut éviter, tout d’abord, de la caricaturer. Elle n’est pas un retour à une vision sacrale du prêtre comme on a pu la connaître dans certains courants à partir du Concile de Trente. En effet, ce qui est également constant dans les paroles de ces jeunes prêtres c’est la présence de l’Église dans la liturgie, il vaudrait mieux dire : de l’assemblée ecclésiale comme sujet de la liturgie. Dans cette même perspective, il faut noter que sont toujours articulées liturgies, Parole de Dieu et rencontres. Ainsi les trois charges principales du prêtre[15] rappelées par Vatican II, spécialement dans le décret sur le ministère et la vie des prêtres (Presbyterorum ordinis), sont-elles particulièrement bien mises en musique dans les récits de vie qui nous sont livrés ici. Bien sûr, les puristes diront que, dans l’ordre de ces trois charges, le concile Vatican II a fait une option pour placer à leur tête la parole de Dieu dans sa proclamation et son écoute, et cela avant la sanctification liturgique et sacramentelle. Au-delà d’une première lecture des témoignages, nous les invitons à y revenir pour y discerner ce qui, à nos yeux, en constitue la trame : la lecture, l’écoute, la méditation des Saintes Écritures.

Pour revenir à la place de la liturgie et de la célébration des sacrements dans le ministère des prêtres, remarquons que, dans les témoignages, on n’a pas à faire à ce que des théologiens[16] ont dénoncé comme étant une « définition résiduelle » du ministère des prêtres. Expliquons-nous : selon ces théologiens le risque actuel — que nous pensons d’ailleurs bien réel — et qu’en raison de la baisse du nombre de prêtres, ceux-ci ne fassent que « ce que les autres ne peuvent pas faire », à savoir présider l’eucharistie, célébrer le sacrement de la réconciliation, donner l’onction des malades. Ils dénoncent alors une sacralisation rampante du ministère presbytéral qui ne réussirait plus à tenir les trois dimensions dont nous venons de parler : l’annonce de la Parole, la célébration de la liturgie et des sacrements, la présidence de communauté. Les cinq jeunes prêtres ici interrogés ne sont absolument pas dans la perspective d’une « définition résiduelle » du ministère. Ils indiquent simplement ce qui fait pour eux aujourd’hui le cœur de cet apostolat et la liturgie y occupe une place de choix. Néanmoins, Jean-Pierre identifie clairement que la manière dont il exerce son ministère aujourd’hui ne pourra plus être celle de demain : « Le prêtre que je suis aujourd’hui ne pourra plus continuer à faire ce qu’il fait »[17]. Mais il est suffisamment prudent pour esquisser des solutions qui ne fassent pas tomber dans une théologie presbytérale où le prêtre ne serait que l’homme des sacrements.

Pour éviter de tomber dans une telle dérive, une des solutions est de revenir à la nature même de la liturgie. Le Pape Jean-Paul II a synthétisé l’enseignement de Vatican II sur la liturgie en la présentant comme « Épiphanie de l’Église ». La formule est belle, mais elle peut prêter à des malentendus qu’il faut clarifier pour bien poser la réflexion sur le ministère de présidence. L’expression a pour but de traduire l’une des intuitions de la Constitution sur la liturgie du concile Vatican II. Dans les « Normes tirées du caractère de la liturgie en tant qu’action hiérarchique et communautaire », le n. 26 précise que

« Les actions liturgiques ne sont pas des actions privées, mais des célébrations de l’Église, qui est “le sacrement de l’unité”, c’est-à-dire le peuple saint réuni et organisé sous l’autorité des évêques. C’est pourquoi elles appartiennent au Corps tout entier de l’Église, elles le manifestent et elles l’affectent ; mais elles atteignent chacun de ses membres, de façon diverse, selon la diversité des ordres, des fonctions, et de la participation effective »[18]. Ce que Jean-Paul II traduit ainsi : « Le concile a voulu voir dans la liturgie une épiphanie de l’Église : elle est l’Église en prière. En célébrant le culte divin, l’Église exprime ce qu’elle est : une, sainte, catholique et apostolique »[19].

Dire que la liturgie est Épiphanie de l’Église renvoie donc à l’expression « l’Église en prière » (ecclesia orans) qui a été largement utilisée pour traduire la nature de la liturgie. Parler ainsi manifeste qu’il en va à la fois de la « nature » de l’Église (on peut penser ici à l’image de l’orante comme figure antique de l’Église), et de la « nature » de la liturgie, qui selon Dom Guéranger est la « prière de l’Église » et selon Dom Lambert Beauduin, la « piété de l’Église »[20]. C’est bien ce désir du service de l’Église en prière qui anime nos cinq jeunes prêtres.

Différentes manières d’être prêtre

S’il existe bien un « noyau dur »[21] de la théologie du ministère des prêtres, elle laisse place à une multitude de développements. Les témoignages lus ici fournissent déjà un bel échantillon : prêtre dont l’essentiel du temps est consacré à faire une thèse en théologie, prêtres blogueurs, prêtre itinérant dont l’oratoire principal est finalement la voiture, prêtres en paroisse urbaine ou au service des jeunes. Il est d’ailleurs bien d’autres manières d’être prêtre dont certaines tellement originales que les médias ne se lassent pas de nous les présenter. Alors quel est finalement ce « noyau dur » ? L’exhortation apostolique Pastores dabo vobis du Pape Jean-Paul II (25 mars 1992) reformule en ce domaine et synthétise tout l’acquis du concile Vatican II :

« C’est à l’intérieur de l’Église comme mystère de communion trinitaire en tension missionnaire que se révèle toute identité chrétienne, et donc aussi l’identité spécifique du prêtre et de son ministère. En effet, le prêtre, en vertu de la consécration qu’il a reçu par le sacrement de l’Ordre, est envoyé par le Père, par Jésus-Christ à qui il est configuré de manière spéciale comme Tête et Pasteur de son peuple, pour vivre et agir, dans la force de l’Esprit Saint, pour le service de l’Église et pour le salut du monde. »
(Pastores dabo vobis n°12).

Et l’exhortation de Jean-Paul II de résumer ainsi sa définition du ministère presbytéral : « En un mot, les prêtres existent et agissent pour l’annonce de l’Évangile au monde et pour l’édification de l’Église au nom du Christ Tête et Pasteur en personne » (Pastores dabo vobis n°15). Il s’agit là des points essentiels sur lesquels doit se fonder toute théologie du ministère presbytéral et pourtant on sera sensible à toute la marge de manœuvre qu’ils laissent du point de vue de leur réalisation dans des figures de prêtres et dans différents types de liens entre le prêtre et l’Église. On est frappé par l’étonnante proximité des paroles de nos jeunes prêtres avec Pastores dabo vobis.

Le lien à la communauté ou la nature relationnelle du ministère presbytéral

Les termes « rencontre » ou « rencontrer » reviennent près de 80 fois dans l’ensemble des témoignages. Sylvain en fait même une partie du titre de sa contribution : « le ministère de la rencontre » et il donne cette définition du prêtre : « Mais il est l’homme de la Rencontre qui introduit dans une autre densité de l’existence »[22]. Pour reprendre le titre d’un livre récent de Boris Cyrulnik, c’est donc « sous le signe du lien » que se dit aujourd’hui le cœur du ministère de prêtre et sa nature profondément relationnelle. David finit par conclure en parlant de la formation reçue au séminaire : « Peu à peu, c’est “homme de la rencontre” que le futur prêtre se découvre »[23]. Denis parle à de multiples reprises de la rencontre du Seigneur, qu’elle se fasse dans la prière ou dans les rencontres avec des personnes. Frédéric mentionne plusieurs fois des rencontres qui ont bouleversé sa vie et il en tire dans son carnet des pépites : « L’Évangile, c’est d’abord une rencontre, une relation qui s’établit, lentement et dans la confiance, entre deux libertés, celles de Dieu et celle de l’homme »[24].

Ce sont ces rencontres qui nourrissent la lecture que ces prêtres font de l’Écriture et les homélies qu’ils proclament, ainsi que le rappel David : « Au cœur de la liturgie vient souvent l’exercice de la prédication, de l’homélie, cette prise de parole après l’Évangile. Elle est avant tout exercice d’une double écoute avant de parler. Il s’agit d’écouter l’assemblée réunie, dans ce qu’elle est, ce qu’elle attend, ce qu’elle a traversé, puis écouter la Parole de Dieu, patiemment et attentivement… pour me permettre de prendre la parole. L’homélie sera alors ce pont, un pont dressé entre ces deux écoutes, pour faire résonner un aspect de la Parole ici et aujourd’hui »[25].

Dans la même veine, le concile Vatican II ne cesse de situer le prêtre comme « un être en relation » et montre comment son caractère propre est d’avoir « partie liée avec un peuple »[26], comme en témoigne le titre de la deuxième partie du chapitre II de Presbyterorum ordinis : « Relations des prêtres avec les autres ». Et cette partie de décliner successivement les relations entre les évêques et le presbyterium, l’union fraternelle et la coopération entre prêtres et la vie des prêtres avec les laïcs. Il ne s’agit pas ici d’une annexe au décret, mais bien des éléments fondamentaux qui concourent à la définition du ministère de prêtre.

Il en découle que le ministère presbytéral, pas plus que sa théologie, ne peuvent être conçus comme des « en-soi ». C’est encore ce que rappelle Pastores dabo vobis :

« Le ministère ordonné est radicalement de “nature communautaire” et ne peut être rempli que comme “œuvre collective”. Le Concile s’est longuement exprimé sur cette nature communionelle du sacerdoce, en examinant successivement les relations des prêtres avec son évêque, avec les autres prêtres et avec les laïcs » (n°16).

Nous sommes bien là au cœur de la dimension christique du ministère de prêtre. Comme nous le rappelle le témoignage des jeunes prêtres : parce que l’Église est corps du Christ, il n’y a pas d’un côté la relation au Christ et de l’autre les relations humaines ou pastorales. Là encore l’exhortation apostolique Pastores dabo vobis peut être d’un grand secours :

« La relation fondamentale du prêtre est celle qui l’unit à Jésus-Christ Tête et Pasteur : il participe en effet, d’une manière spécifique et authentique, à la “consécration”, ou “action”, et à la “mission” du Christ (cf. Lc 4, 18-20). Mais à cette relation-là est intimement liée celle qui l’unit à l’Église. Il ne s’agit pas de relations simplement juxtaposées : elles sont elles-mêmes intimement unies par une sorte d’immanence réciproque » (n° 16).

C’est dire que la charité pastorale est le premier lieu de rencontre du Christ et de sanctification du prêtre, qu’elle se déploie dans sa dimension d’annonce de la Parole, de célébration de la liturgie et des sacrements, ou d’exercice du pastorat dans sa dimension d’animation de communauté. Cela ne disqualifie pas la prière personnelle et la nécessaire rencontre silencieuse du Christ dans la méditation de la Parole, elle la présuppose. Mais c’est bien le juste équilibre entre ces deux éléments qui permet un sain exercice du ministère et un service fécond de l’Église.

Cette manière d’appréhender le ministère est aussi une condition pour une perception de l’Église comme communion devant Dieu, dans la foi, la prière et la célébration. L’assemblée plénière des évêques à Lourdes en 1973 avait déjà identifié très clairement ce lien profond qui existe entre la conception que l’on a de l’Église et celle du ministère de prêtre :

« Une autre conception courante de l’Église est tout aussi imparfaite. Elle pèse lourd sur l’idée du ministère. C’est celle qui réduit l’Église à une institution à laquelle on va demander une série de biens spirituels, ou au contraire un organisme tout entier polarisé par la vie-pour-les autres. Dans le premier cas, les ministres chrétiens sont des hommes à qui on demande des prestations précises. Dans l’autre, ils sont des leaders donnant des directives d’action. L’Église, vue comme mystère ou comme sacrement, est le lieu où sont vécus, dans l’Esprit, l’union au Christ et le lien filial au Père dans la foi, dans les sacrements, dans la communion, dans le service et dans la conscience d’une mission reçue. Elle est bien lieu de ressourcement spirituel et d’envoi dans le combat humain. Mais elle perdrait son identité si elle oubliait l’importance qu’ont pour elle les moments où elle est communion devant Dieu, dans la foi, la prière et la célébration »[27] .

Le ministère du prêtre joue un rôle irremplaçable dans cette perspective et l’ordination fait mieux comprendre comment le ministère des prêtres est essentiel pour que toute l’Église soit sacrement du salut. On comprend ici que l’ordination représente un sacrement non seulement pour celui qui est ordonné, mais aussi pour toute la communauté ecclésiale.

Dans la théologie récente et dans la ligne de la théologie patristique et de tout le renouveau liturgique, le lien du prêtre à la communauté, sa charge essentielle ont été exprimés par le mot de « présidence »[28]. Nous ne pouvons ici revenir sur l’incontestable fécondité de ces développements théologiques en tant qu’ils ont permis de situer à frais nouveaux le ministère de prêtre dans la communauté et de retisser ce lien organique qui avait pu se distendre dans l’histoire. On a pu dépasser ainsi une théologie du ministère conçu comme un bien personnel. Pourtant, s’il en constitue la figure modélisante, on ne saurait limiter le ministère presbytéral et sa théologie au seul ministère paroissial, ou considérer qu’un prêtre qui n’est pas directement responsable de communauté est un prêtre au rabais. Presbyterorum ordinis rappelle en son numéro huit que l’unité du presbyterium permet justement que tous ne fassent pas tout :

« C’est pour coopérer à la même œuvre que tous les prêtres sont envoyés, ceux qui assurent un ministère paroissial ou supra-paroissial comme ceux qui se consacrent à un travail scientifique de recherche ou d’enseignement, ceux-là même qui travaillent manuellement et partagent la condition ouvrière (…) comme ceux qui remplissent d’autres tâches apostoliques ou ordonnées à l’apostolat. »

Tout le monde en est bien convaincu, mais on est tenté de réserver cela pour les périodes fastes de la vie de l’Église et d’invoquer la pénurie actuelle pour un recentrage unilatéral sur le ministère paroissial. Ce serait sans nul doute oublier une des dimensions du ministère et priver l’Église d’un des dons de la grâce du Seigneur.

Un pluralisme assumé

Les jeunes prêtres rencontrés ici ne nourrissent aucune nostalgie à l’égard d’une époque passée. On les voit, au contraire, passionnés de la rencontre, avides de lectures, parfaitement en phase avec la culture de leur temps. Ils savent qu’ils appartiennent à une Église aujourd’hui en situation de minorité dans leur pays et pourtant cela ne les effraie pas. Ils acceptent la pluralité des opinions, des croyances, des manières d’appréhender le monde et y voient plutôt une situation exaltante comme le souligne Sylvain en reprenant les termes du pape Jean XXIII : « “Notre époque offre à l’Église des possibilités immenses de faire le bien”. Cette invitation aura bientôt cinquante ans et elle n’a rien perdu de sa pertinence »[29]. Denis résume en quelques mots la situation :

« Je repense à Jean-Baptiste, et je me dis que nous vivons quand même une époque exaltante de l’histoire de notre Église, qui nous conduit sans cesse à nous demander ce que signifie donc être chrétien, et pourquoi être du Christ : comme ses disciples, nous devons apprendre à le voir, Jésus, Celui qui vient, à discerner sa présence et à grandir dans l’assurance qu’il est là, même quand cela déroute. Et en même temps il faut bien sans cesse apprendre à reconnaître sa présence et l’accomplissement de ses œuvres »[30].

Frédéric s’associe à ce concert : « Voilà pour moi un beau motif d’espérance : l’Esprit de Dieu me précède et me conduit vers ceux qui ont besoin de recevoir dans leur vie une bonne nouvelle »[31].

Cependant, pour aucun d’entre eux cela n’équivaut à une sorte de naïveté. Ils évoquent tous ces situations pastorales où il faut jouer finement à la fois pour accueillir largement et, en même temps, pour faire entendre l’Évangile. Denis le dit cependant avec des accents bien particuliers que ne partageraient peut-être pas tous ses jeunes confrères :

« Là se situe justement le cœur du ministère du prêtre diocésain aujourd’hui : tenir la radicalité de l’appartenance au Christ qui s’exprime dans la nature communautaire propre du christianisme, et l’ouverture à tous. Je pense néanmoins que dans le contexte actuel, où les valeurs de l’Évangile demeurent familières et sympathiques au plus grand nombre, c’est le propre de la foi que nous devons davantage mettre en exergue : nous devons présenter la dimension sacramentelle de la foi. Les gens savent bien que Dieu les aime, même si cela peut demeurer abstrait dans leur esprit. Mais ce qu’ils ont besoin d’entendre, c’est que cet amour se déploie dans la grâce de la vie baptismale ; ceci les chrétiens l’ont malheureusement parfois trop peu expérimenté ».

Et il poursuit : « C’est ici tout l’enjeu, me semble-t-il, d’une communauté qui ne doit ni se fondre dans le monde sous peine d’y perdre sa nature communautaire, ni perdre son ouverture à laquelle elle est appelée par nature »[32].

La mission au large au cœur de tout ministère presbytéral

Parce que l’Église en Occident se trouve en situation de mission, ce qu’il était convenu d’appeler la « mission au loin » ou « au large » ne peut plus être réservée à quelques-uns qui auraient reçu à cet effet des missions particulières, mais elle doit habiter tout ministère. Or, il est très fréquent aujour­d’hui de rencontrer des prêtres qui se plaignent d’être tellement accaparés par leurs tâches immédiates qu’ils n’ont plus de temps à consacrer à des personnes qui n’appartiennent pas au sérail ou à nouer des relations de dialogues avec les uns et les autres. Il est d’ailleurs frappant que les jeunes prêtres qui donnent leur témoignage ici ne s’en plaignent pas à l’exception de Jean-Pierre. Cette souffrance cependant si souvent exprimée par beaucoup de prêtres ne fait que souligner la nécessité rappelée par Pastores dabo vobis que tout prêtre, parce qu’il est homme de communion soit homme de la mission et du dialogue :

« En outre, en particulier parce que le prêtre est, à l’intérieur de l’Église, homme de la communion, il doit être, à l’égard de tous les hommes, homme de la mission et du dialogue. Profondément enraciné dans la vérité et dans la charité du Christ, et animé du désir et de la nécessité intérieure d’annoncer à tous le salut, il est appelé à nouer avec tous les hommes des rapports de fraternité et de service, dans une recherche commune de la vérité, en travaillant à promouvoir la justice et la paix. Il doit nouer des rapports fraternels en lien avec les frères des autres Eglises et des confessions chrétiennes, mais aussi avec les fidèles des autres religions, avec les hommes de bonne volonté et, d’une manière plus spéciale, avec les pauvres et les plus faibles, ainsi qu’avec tous ceux qui aspirent, sans le savoir ou sans l’exprimer, à la vérité et au salut apporté par le Christ, selon la parole et l’exemple de Jésus qui a dit : “Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin du médecin, mais les malades ; je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs” (Mc 2, 17) » (n°18).

Il ne s’agit pas là d’une orientation libre que chacun choisirait selon sa personnalité ou ses attraits, mais bien d’une dimension essentielle du ministère de prêtre. Pour se réaliser dans le contexte qui est le nôtre, elle suppose un effort d’imagination et de volonté aussi bien de la part des laïcs, que des prêtres et des évêques. Il n’est pas question de se revêtir d’un fardeau supplémentaire, mais de s’assurer des espaces pour honorer cette mission de l’Église et pour permettre aux prêtres de vivre leur ministère de manière équilibrée. C’est aussi une condition pour que des jeunes et des moins jeunes répondent à l’appel que l’Église peut leur lancer pour le ministère presbytéral.

Des questions demeurent

En effet, si nous admettons que la théologie du ministère presbytéral est, selon les mots de Maurice Vidal, « connue, enseignée et reçue », se lève alors un autre obstacle : comment expliquer la crise actuelle de l’engagement dans le ministère ordonné dont souffrent les pays de l’Europe occidentale et spécialement la France ? S’agit-il seulement d’un problème de mise en œuvre de la théologie du ministère par ailleurs claire ? On ne peut se satisfaire d’une telle réponse qui aboutit à une séparation entre théologie et pratique, et que l’ecclésiologie s’est pourtant efforcée d’éviter tout au long du vingtième siècle. Ce serait laisser croire, en effet, que l’on peut isoler une théologie « théorique » qui n’aurait plus qu’à se réaliser dans la pratique ecclésiale et pastorale et qui ne se laisserait pas contaminer par elle. Une telle conception, outre qu’elle se montre inopérante à résoudre les problèmes concrets, ne prend en compte ni les apports principaux des sciences humaines ni la nature même de la vie ecclésiale jusque dans sa dimension liturgique qui se veut d’emblée et à la fois pratique et totalement enracinée dans le mystère vivant de Dieu.

Il n’est pas question ici de faire une analyse des causes de la baisse du recrutement des prêtres. Nous voudrions simplement, toujours à la lumière des témoignages entendus, souligner quelques risques qu’encourt le ministère presbytéral aujourd’hui et qui constituent autant de défis. Le premier est certainement celui de l’idéalisation du prêtre. David n’en est pas dupe même s’il essaie d’y résister : « Même si je sais que beaucoup se font une image idéale des prêtres que nous sommes, le scénario ne fonctionne pas nécessairement pour moi en retour »[33]. Les différents témoignages que nous découvrons dans ce livre manifestent ce que nous pourrions appeler une saine dés-idéalisation, c’est-à-dire non pas une perte des idéaux qui motivent l’action, mais un renoncement à l’image idéale que l’on se fait de soi-même. Les prêtres ne sont pas des surhommes, cela tout le monde le sait ou dit le savoir. Pourtant on attend d’eux qu’ils soient disponibles, accueillants toujours, de grands croyants, de vrais spirituels, des accompagnateurs hors paire, qu’ils dynamisent la jeunesse et ne délaissent pas les personnes âgées, mais bien sûr qu’ils sachent aussi faire retraite et se reposer. Si vous n’appelez pas cela des surhommes, alors qu’est-ce ? Il en va d’ailleurs dans l’Église pour les autres ministères ordonnés, pour les religieux et les religieuses, pour les laïcs engagés. Pour ces derniers, on voudrait qu’ils soient professionnellement excellents, familialement irréprochables, disponibles pour l’Église et qu’ils se ressourcent en permanence dans la prière. Le comble est que certains et certaines y arrivent… mais à quel prix ? Souvent au prix d’une image idéale d’eux-mêmes qui peut faire beaucoup de dégâts et se révèle bien peu évangélique ; au prix de la culpabilisation de ceux et celles qui n’y arrivent pas ou ne veulent pas y arriver ; au prix également de programmes pastoraux qui sont en régime de surchauffe ou qui ne font que reproduire l’hyperactivité dont notre société est malade.

Ce renoncement à l’image idéale de soi-même est la condition pour accepter d’entrer dans le réel, de se regarder comme un parmi d’autres, avec ses qualités et ses défauts, sa finitude et son péché, mais aussi sa vocation propre, ses qualités. Cette étape nécessaire de la dés-idéalisation est le lot commun de toute vie humaine, mais également de tout cheminement spirituel. Elle ne saurait donc épargner le prêtre. David fait écho de ces découvertes dès le moment du séminaire :

« On expérimente que l’enthousiasme, la richesse de la vie spirituelle, l’audace, la fidélité, la foi, la relation vivante à Jésus ne sauraient tout faire, et qu’avec le secours de la grâce, il faut quand même beaucoup de temps pour permettre au Christ de s’ancrer profondément tant dans la vie de chacun que dans les vies des communautés, avec toute(s) leur(s) histoire(s) »[34].

Et relisant six ans plus tard son projet de ministère écrit au séminaire, il déclare : « Je me réjoui d’y voir une fougue et un idéalisme, et me réjouis encore plus de le voir devenir réel »[35]. Écoutons une fois encore le témoignage de Sylvain :

« Dans mon propre combat, cet enjeu nourrit une certaine angoisse existentielle : et si je n’étais pas à la hauteur d’une telle tâche ? Lorsque je me trouverai devant mon Seigneur — et ce moment viendra — est-ce qu’il ne me reprochera pas d’avoir laissé certains de mes frères et ses sœurs sur le bord du chemin ? »[36].

Et plus loin il poursuit : « C’est un écueil à éviter : se prendre pour Jésus-Christ »[37]. Je voudrais dire à Sylvain et à ses compagnons que je comprends cette angoisse de ne pas être à la hauteur d’une telle tâche. Je souhaite qu’elle demeure, c’est une condition pour ne pas se croire tout-puissant et « se prendre pour le Christ ». Je ne vous souhaite pas cependant de craindre les reproches du Seigneur jusqu’à la fin de vos jours. Il est tout de même celui qui a dit : « Si quelqu’un entend mes paroles et n’y reste pas fidèle, moi, je ne le jugerai pas, car je ne suis pas venu juger le monde, mais le sauver » (Jn 12, 47).

Une tension difficile

Ne le nions pas : cela suscite souvent une vive tension dans la vie du prêtre, ainsi que le rappelle David :

« Bien sûr, dans le ministère, j’ai souvent à tenir le rôle de celui qui affirme l’espérance, qui tient la foi, qui est debout et invite à avancer. Mais cela ne signifie pas que j’ai la “superbe” de celui qui sait, au contraire. Cette souffrance, cette épreuve du mal me touchent, me rejoignent jusque dans mes combats. Mais il faut que je parle, agisse au nom d’une foi de l’Église que j’essaie de transmettre, et de faire passer. Les paroles que me demande mon ministère dépassent parfois mon espérance personnelle, et ainsi la nourrissent. Et quand il me vient la tentation de baisser les bras, je me souviens ces personnes en combat que j’ai rencontrées… et avec eux, j’ai envie de continuer ».

Oui, « il faut que je parle, agisse au nom d’une foi de l’Église que j’essaie de transmettre, et de faire passer »[38], mais cela n’équivaut pas à taire tout ce qui ne va pas, tout ce qui fait souffrir : au contraire, il convient de dévoiler la négativité pour montrer comment la grâce permet de la traverser. Thérèse de Lisieux est Docteur de l’Église pour avoir eu l’audace de le faire.

Or dans les différents témoignages, les conflits interpersonnels sont à peine abordés et on ne s’y étend pas, alors que certains de ces jeunes prêtres — nous le savons par ailleurs — sont pris dans des conflits importants et qui les touchent en profondeur. Ne sous-estimons pas la pudeur dans cette absence et la volonté de ne pas envenimer encore davantage une situation déjà particulièrement complexe. La transparence absolue n’est pas non plus gage de libération et de salut. On aurait cependant aimé en savoir plus sur leur manière de vivre concrètement le célibat, par exemple, sur leur rapport à leur propre corps, sur leurs convictions en matière d’organisation de la société et de la politique. Ce sera certainement pour un prochain ouvrage !

Défis

Il y a cependant deux points difficiles sur lesquels la parole se délie. Presque tous parlent des « derniers événements ecclésiaux ». Jean-Pierre s’exprime clairement :

« Les dernières actualités ecclésiales nous ont fait réagir et nous ont obligés à expliquer et revenir à la source de notre engagement. Les laïcs, comme certains prêtres, se sont sentis abandonnés. Ils ont senti la parole de l’autorité romaine en décalage avec ce qu’ils avaient mis en place, suite à Vatican II ». Et il poursuit : « Comment ne pas prendre en compte l’humain lorsque l’on est à son service ? Les questions d’avortement (cf. La petite fille au Brésil), la levée de l’excommunication, les propos de notre Pape en Afrique sur le préservatif, les scandales liés à des crimes de pédophilie longtemps cachés, tout ceci met dans la tête des personnes, croyantes ou non, le sentiment que l’Église est loin des aspirations de nos contemporains. Ceci est une souffrance pour moi, prêtre, car notre tâche est d’être visage d’Église pour notre temps »[39].

C’est bien cela qu’il faut travailler et débattre en profondeur, le plus sereinement possible : « le sentiment que l’Église est loin des aspirations de nos contemporains ». Parfois ce sentiment est effectivement fondé, parfois il ne l’est pas. Il n’est pas toujours facile de savoir lorsqu’il l’est et lorsqu’il ne l’est pas. Autrement dit cela suppose un discernement qui ne peut se faire que par l’échange, l’écoute, le débat et une véritable ouverture sur ce que Dieu « dit aujourd’hui aux Eglises ». Comme le rappelait Monseigneur Rouet, alors Archevêque de Poitiers, interrogé dans le journal Le Monde du 3 avril 2010, il ne suffit pas qu’un problème soit bien posé pour qu’il soit à moitié résolu. « Mais dans la vie, ce n’est pas comme cela ; on se heurte à la complexité, à la résistance du réel. On le voit bien dans nos diocèses, on fait ce qu’on peut ! L’Église peine à se situer dans le monde tumultueux dans lequel elle se trouve aujourd’hui. C’est le cœur du problème ». La tâche est rude, mais elle s’impose à nous.

Quelle forme pour les communautés paroissiales demain ?

L’autre sujet sur lequel les jeunes prêtres n’hésitent pas à faire part de leurs interrogations, mais également de leurs propositions, et celui de la forme que revêtiront les communautés paroissiales demain. Denis l’affirme avec une clarté limpide :

« Aussi je m’effraie lorsque je nous vois, nous, les prêtres, trop souvent courir toujours et partout, ici et là, parce que nous servons des structures souvent devenues inadaptées à la réalité et à la situation des chrétiens, et nous nous laissons égarer de notre trésor. Car notre seul trésor, c’est le Seigneur, c’est son corps. Et son corps ce sont ses membres, c’est la communauté, la paroisse. En un mot, c’est l’Église. Un acte pastoral doit faire approcher ce trésor et faire entrer dans la vie de la communauté, de ses liens fraternels et de sa foi. En conséquence, le temps de décisions douloureuses et désagréables n’est-il pas venu ? Faut-il tenir le quadrillage paroissial multiséculaire de nos diocèses lorsqu’il ne correspond plus à la réalité de la vie chrétienne, quand la communauté n’y est plus visible parce qu’elle est trop dispersée ? N’est-il pas temps de penser des pôles missionnaires et des communautés fraternelles comme lieux de foi repérables, comme le font avec fruits les diverses fraternités missionnaires ? »[40].

Jean-Pierre consonne sur le diagnostic de la situation, mais formule une proposition quelque peu différente :

« Le ministère de prêtre sera, je l’ai dit un ministère de communion et d’itinérance. Il devra travailler étroitement avec les laïcs. Ils ne seront pas ses collaborateurs, mais ensemble, ils collaboreront à la même mission. Pour cela les laïcs devront, comme le prêtre, être pétris d’évangile afin de l’annoncer “en paroles, mais aussi par des actes et en vérité” (1 Jn 3, 18) »[41].

Il n’appartient pas ici au théologien de prendre parti entre l’une et l’autre proposition, ce serait trop vite trancher le débat et le confisquer à tous les baptisés dont c’est finalement la responsabilité d’éprouver et de dire quelle figure de Jésus-Christ leur Église doit présenter au monde.

Pour conclure, j’aimerais donner la parole à un grand acteur décédé récemment. Dans une interview paru dans la revue La Maison Dieu sur « liturgie et théâtre », l’acteur Michel Serrault note qu’au théâtre, le plus important n’est pas ce que l’on veut faire passer, mais… ce qui nous échappe :

« Un de mes professeurs me disait quand j’avais 18 ans : “Ce que tu feras de mieux, dans ton métier d’acteur, c’est ce qui va t’échapper” (…) C’est la même chose dans la liturgie : c’est ce qui vous échappe qui est le plus beau. Parallèlement, c’est ce que le fidèle n’a pas entendu qu’il retiendra le mieux »[42].

Cela me semble vrai pour toute la mission de l’Église et pour celle des prêtres.

Dieu merci ! Beaucoup de choses nous échappent.

Pr Laurent VILLEMIN
Professeur au Theologicum
— Faculté de Théologie
Institut catholique de Paris


[1] Jean-Louis Souletie (dir.), Prêtres dans le souffle de Vatican II, Editions de l’Atelier, Paris, 2010.

[2] Joseph Dore et Maurice Vidal (dir.), Des ministres pour l’Eglise, Centurion/Cerf/Fleurus-Mame, 2001, p. 173.

[3] Ibid., p. 175.

[4] Ibid., p. 175.

[5] Ci-dessus p. 7 .

[6] Ci-dessus p. 35.

[7] Christian Salmon, Storytelling la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, Paris, 2007, 240 p.

[8] « Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne », in Œuvres en prose (1909-1914), tome II, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 1392.

[9] Ci-dessus p. 20.

[10] Ci-dessus p. 23.

[11] Ci-dessus p. 37.

[12] Ci-dessus p. 49.

[13] Ci-dessus p. 50.

[14] Ci-dessus p. 67.

[15] On les désigne par le terme technique de Tria Munera (trois charges) : enseigner, sanctifier, gouverner. On peut aussi les décliner de la manière suivante : annoncer la Parole, célébrer la liturgie et les sacrements, prendre soin de la communauté et de sa mission.

[16] Henri-Jérôme Gagey et Patrick Pretot, « Ministères ordonnés et sacrements », in Documents Episcopat, n°13, Septembre 1999.

[17] Ci-dessus p. 67.

[18] Sacrosanctum concilium, n° 26.

[19] Jean-Paul II, Lettre apostolique pour le 25e anniversaire de Sacrosanctum Concilium, n. 9.

[20] Cf. Dom Guéranger, L’année liturgique, L’Avent liturgique, Le Mans, Oudin, Paris,  1841 (1), 1934 (23), Préface, p. VII ; Dom  Beauduin, La piété de l’Eglise, Principes et faits,  Louvain, Mont-César, 1914.

[21] On ne peut que renvoyer ici aux documents du concile Vatican II et notamment au décret Presbyterum ordinis qui, bien que ne proposant pas une théologie parfaitement unifiée du ministère presbytéral, n’en demeure pas moins une source à laquelle nous n’avons pas fini de nous abreuver. Sa lecture requiert celle de la constitution Lumen gentium sur l’Eglise. On se rapportera également à deux documents anciens mais qui conservent toute leur actualité : Rapport de la commission internationale de théologie, Le ministère sacerdotal, Cogitatio Fidei 60, Cerf, 1971 et Assemblée plénière de l’épiscopat, Tous responsables dans l’Eglise ? Le ministère presbytéral dans l’Eglise tout entière “ministérielle”, Centurion, 1973.

[22] Ci-dessus p. 7.

[23] Ci-dessus p. 34.

[24] Ci-dessus p. 55.

[25] Ci-dessus p. 37.

[26] Bureau d’Etude et de Recherche de la Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice, « Les prêtres diocésains. Leur ministère et son avenir en France », op. cit., p. 33.

[27] Mgr Raymond Bouchex, « Le ministère des prêtres dans l’Eglise tout entière “ministérielle” », dans Assemblée plénière de l’épiscopat, Tous responsables dans l’Eglise ? Le ministère presbytéral dans l’Eglise tout entière “ministérielle”, Centurion, Paris, 1973, p. 15-16.

[28] Il est impossible ici de fournir une bibliographie tellement la production est importante. On regardera avec intérêt la contribution déjà ancienne mais toujours pertinente de Hervé Legrand, « Les Ministères de l’Eglise locale », dans B. Lauret et Fr. Refoule (dir), Initiation à la pratique de la théologie, Tome III, Cerf, 1986, p. 181-273. Récemment, on lira également d’un point de vue plus liturgique Robert Scholtus, « La présidence liturgique, instance structurante du ministère presbytéral », La Maison Dieu 230 (2002), p. 67-76.

[29] Ci-dessus p. 19.

[30] Ci-dessus p. 23.

[31] Ci-dessus p.49.

[32] Ci-dessus p. 29.

[33] Ci-dessus p. 46.

[34] Ci-dessus p. 34.

[35] Ci-dessus p. 35.

[36] Ci-dessus p. 13.

[37] Ci-dessus p. 13.

[38] Ci-dessus p. 42.

[39] Ci-dessus p. 66.

[40] Ci-dessus p. 29.

[41] Ci-dessus p. 68.

[42] La Maison-Dieu n° 217, p. 99.