Sylvain Brison, « Les prêtres pasteurs et frères dans la communauté chrétienne », Église et vocations 13 (2011), p. 67-74.
Penser le ministère presbytéral dans les liens entre le prêtre et la communauté ecclésial est un défi de l’ecclésiologie contemporaine et de la théologie des ministères. L’article reprend l’expérience personnelle de l’auteur puis développe une théologie de la vocation en lien avec l’Église locale, en particulier dans l’articulation du sacerdoce commun et du sacerdoce ministériel.
Chaque prêtre possède sa propre histoire vocationnelle. Il l’a tout d’abord vécue, bien souvent sans réaliser l’importance de ce qui se passait sur le moment. Puis il a appris à la relire et la raconter pendant le temps du séminaire. De discussions en témoignages — que ses curés successifs n’auront pas manqué de lui demander — il se l’est appropriée. De rencontres ponctuelles et d’événement épars, il a tissé, dans la relecture, une « histoire sainte », une histoire dans laquelle Dieu se dit, dans laquelle Dieu se donne. À l’origine de toute vocation, il y a toujours cette expérience bouleversante entre Dieu et l’homme comme nous le révèle l’Écriture. Et, à l’instar de l’histoire biblique, l’histoire de la vocation personnelle d’un homme s’enracine toujours dans un peuple et une communauté de croyants. Cette affirmation est devenue pour moi une certitude. Je ne crois pas aux vocations « hydroponiques » pour reprendre l’image de ce procédé de culture rapide « hors-sol ». Tous les appels entendus par les hommes de la Bible attestent cela et chacune de leur réponse s’est faite au service d’un peuple et non pour eux-mêmes. Comment pourrait-il en être autrement pour nous aujourd’hui ?
C’est pourquoi le thème de la journée mondiale de prière pour les vocations de 2011 peut sembler retentir comme un écho creux, un pléonasme inutile : « Proposer les vocations dans l’Église locale » ! Cela semble être d’une évidence limpide. Et pourtant, nous devons bien le reconnaître, les faits sont là : les séminaires sont loin d’être pleins et l’évêque qui peut encore célébrer une ou deux ordinations de prêtre pour son diocèse chaque année fait presque figure de chanceux. Le problème n’est pas nouveau et, fort heureusement, l’Église n’a pas attendu longtemps pour tenter de le résoudre. Beaucoup de pistes ont été suivies, depuis la réforme des institutions (regroupement des paroisses pour fortifier les communautés chrétiennes, réouvertures des séminaires diocésains pour enraciner la formation dans la réalité locale…), jusqu’à de nouvelles formes de communications (par exemple la « prêtres academy » du diocèse de Besançon[1]). Et beaucoup restent encore à découvrir et inventer. Malgré tout ce déploiement d’idées, les résultats tardent à se faire sentir. Loin de moi l’idée de baisser les bras ou de jouer les prophètes de malheur. Je sais par expérience que l’action de la grâce ne se quantifie pas, que les chiffres sont souvent trompeurs, et que le temps de Dieu n’est pas forcément le nôtre. Mon intention est simplement de souligner un aspect important : toutes les initiatives que nous développons, aussi brillantes qu’elles puissent être, resteront vaines si nous n’acceptons pas de commencer par vivre la réalité ecclésiale jusque dans ses aspects les plus quotidiens, et si nous refusons de convertir notre cœur et notre regard. Ainsi, réfléchir sur une pastorale des vocations dans l’Église locale nous ramène inexorablement à nous interroger sur la manière dont nous vivons, comme chrétiens, dans nos communautés et dans le monde.
Vocation et communauté ecclésiale
Si je me risque ici à donner un récit de ma propre histoire, je ne peux la dissocier de cette dimension. Aussi loin que je puisse me souvenir, j’ai eu la chance de grandir dans une communauté chrétienne. Dans ma petite enfance avec mon frère et mes cousins auprès de ma grand-mère, puis au catéchisme et à la messe dominicale à laquelle elle nous conduisait. L’enfant que j’étais avait trouvé sa place dans cette petite paroisse, en particulier dans le service de la messe. À 8 ans déjà, je comprenais sans pouvoir le dire que j’appartenais à cette communauté, qu’elle me reconnaissait comme un de ses membres et que ma place, même comme enfant, était importante pour elle. Si cette expérience fondamentale ne m’a pas empêché de prendre mes distances vis-à-vis de l’Église à l’adolescence, elle a été fondatrice dans mon histoire personnelle. Ce n’est que plus tard, tout juste sorti du lycée, que j’ai redécouvert par le scoutisme et le retour à une pratique dominicale, l’importance de la communauté chrétienne. Jeune adulte, je prenais plaisir à retrouver les mêmes personnes dimanche après dimanche pour célébrer l’eucharistie. Et si je faisais chuter de manière vertigineuse la moyenne d’âge de l’assemblée, je me sentais partie prenante de cette communauté chrétienne. Ce n’est donc pas un hasard si les premiers appels explicites à devenir prêtres vinrent de là. Il est difficile de mettre des mots sur une réalité aussi dense. Le petit recul que m’autorisent mes trente et un ans me permet aujourd’hui de reconnaître son importance : ma vocation est née au sein de cette communauté chrétienne. Je me suis longuement demandé ce qui m’avait permis d’entendre cet appel. Superficiellement rien ne concourrait à la séduction : communauté vieillissante, célébrations sobres sans atours particuliers, difficultés devant la mission de chef scout qui m’était confiée… Mais personne n’aurait pu prendre ma place. Mon absence à la messe ne laissait pas les chrétiens indifférents et ils se préoccupaient toujours de prendre de mes nouvelles dans la semaine. On me faisait confiance et je trouvais toujours de l’aide pour remplir ma mission. J’éprouvais un vrai soutien qui m’aidait dans ma vie de prière et ma vie personnelle… J’ai pris conscience petit à petit de ce que signifiait concrètement faire partie du Peuple de Dieu.
Ce bref récit porte en lui une part d’hagiographie… Comment ne le serait-il pas dans une certaine mesure ? Mais il veut pointer discrètement l’enjeu d’une vie communautaire dans laquelle ma vocation est apparue et a grandi. Aujourd’hui comme prêtre, ces expériences ne cessent d’interroger ma pratique du ministère. Même si mon histoire n’a pas vocation à être un modèle, elle me rend cependant attentif à cette réalité de la vie communautaire qui ne cesse de se présenter à chacun de nous comme un défi évangélique. Je reste convaincu qu’elle reste le terreau favorable pour permettre aux vocations de germer et de s’enraciner dans l’Église. Proposer des vocations dans l’Église locale touche à la question de la manière dont les prêtres et les laïcs vivent cette réalité de la communauté chrétienne.
Considérer le prêtre comme membre de sa communauté à part entière.
Le 24 juin 2007, je participais à l’ordination d’un ami prêtre en la cathédrale Saint-Maurice d’Angers. L’homélie de Monseigneur Jean-Louis Bruguès me surprit par la pertinence de la question qu’il posait au peuple de son diocèse : « Que deviennent les prêtres que je nomme dans vos communautés ? ». Il ne s’agissait pas tant de souligner la raréfaction des prêtres dans la foule anonyme des habitants des villes que de souligner le lien qui doit exister entre la communauté chrétienne et les prêtres qu’elle reçoit. Cette interrogation le jour d’une ordination presbytérale sonnait davantage comme une exhortation et un encouragement que comme un reproche ou une doléance.
De nombreux diocèses ont fait le choix d’une restructuration paroissiale afin de mieux pouvoir administrer leur territoire. Ces regroupements nécessaires ont bien souvent mis en place de nouvelles paroisses aux proportions gigantesques. Afin d’accomplir au mieux leurs missions, beaucoup de prêtres se sont regroupés autour d’un lieu commun pour puiser de nouvelles forces dans leur vie d’équipe. De ce fait, il est indéniable qu’une part non négligeable du gouvernement collégial a été redécouverte. Un risque demeure cependant : la fonction de curé se rapproche de plus en plus de celle de chef d’entreprise, les rencontres personnelles qui régulent la vie de la communauté deviennent de plus en plus anecdotiques et le fossé se creuse entre les prêtres qui « gèrent » la paroisse et les laïcs qui y vivent. Bref, le risque de ces superstructures est de situer de fait (et non par volonté) les prêtres comme en surplomb par rapport à leur communauté.
Le trait est sans doute trop caricatural. Mais le danger est bien réel. Pris dans la gestion des affaires courantes, qui pourrait être assuré de ne pas, à un moment ou à un autre, se laisser aspirer par sa fonction pratique ? C’est alors qu’il nous faut revenir au fondement de la communauté chrétienne : « une communauté chrétienne signifie une communauté par Jésus-Christ et en Jésus-Christ. Nous appartenons les uns aux autres seulement par Jésus Christ et en lui[2] ». Ce recentrent christologique nous rappelle, entre autres, que le prêtre, en tant que chrétien, a lui aussi besoin de l’Église pour rencontrer le Christ et recevoir son salut. Il me semble que les siècles ont laissé dans notre « inconscient collectif chrétien » une fausse idée selon laquelle, quelque part, à cause du « pouvoir sacré » reçu à l’ordination, les prêtres ne vivent plus tout à fait la même condition chrétienne que leurs frères et sœurs laïcs. Pourtant le vieil adage de saint Augustin nous le rappelle : « Pour vous je suis évêque et avec vous je suis chrétien »[3]. Il nous faut donc, ministres ordonnés et laïcs, retrouver les actes et les paroles qui nous aident à vivre cette réalité. Et cela ne peut passer que par une conversion personnelle et communautaire. C’est dans la vie concrète des communautés que nous pouvons êtres attentifs aux joies et aux peines, aux angoisses et aux peines de ceux que le Christ nous donne comme frères et sœurs.
Le concile Vatican II nous le rappelle dans le décret sur le ministère et la vie des prêtres : « Avec tous leurs frères chrétiens [les prêtres] sont des disciples du Seigneur, que la grâce du Royaume de Dieu a fait participer à son royaume. Au milieu de tous les baptisés, les prêtres sont des frères parmi leurs frères, membres de l’unique Corps du Christ dont la construction a été confiée à tous[4] ». À leur place et dans la spécificité de leur ministère, ils participent à l’édification de l’Église dans la réciprocité des relations qu’ils entretiennent avec leurs frères. Nos communautés doivent être attentives à cela. Car si l’isolement des prêtres peut être favorisé par des faits institutionnels, il peut aussi être dû au fait que, une fois la messe terminée, chacun retournant à ses préoccupations, personne ne se soucie plus de lui. Il nous faut sans cesse redécouvrir cette vertu de l’hospitalité que le Père Nouwen établit comme structurant la vie chrétienne[5]. Les prêtres ont besoin de sentir leur communauté comme nécessaire à leur vie et leur salut et les fidèles de considérer leurs prêtres comme leurs frères et membres à part entière de leur communauté. Les uns et les autres doivent pouvoir se recevoir dans une hospitalité réciproque basée sur notre condition humaine et notre espérance partagées[6]. Il n’existe pas de solutions « prêtes à l’emploi ». Mais c’est à cette condition que nos communautés pourront être des lieux de vie authentiquement vocationnels, où chacun pourra découvrir comment Dieu l’appelle à servir ses frères.
En finir avec l’idée du « prêtre en soi » pour le découvrir en relation constante avec les autres.
La redécouverte du sens ecclésial de la communauté dans les rencontres de chaque jour est un véritable chemin d’Évangile. Le second point d’attention qui doit être le nôtre en est un corollaire. Il nous faut renoncer une fois pour toutes à l’image du « prêtre en soi ». Il existe dans l’Église et la théologie tout un vocabulaire spécifique autour du prêtre considéré dans sa spécificité. Nous avons tous tendance à parler « du prêtre » comme s’il n’y avait qu’une façon d’être prêtre, comme s’il n’existait qu’un seul modèle. L’usage abusif du singulier a tendance à nous faire considérer la nature sacerdotale comme un en-soi, une réalité à part, presque comme un « au-delà » de la condition humaine commune. Or, il faut constater que lorsque le Nouveau Testament parle « du » prêtre, il le fait généralement en désignant le Christ lui-même. Lorsque l’Église évoque les ministres du Christ, elle le fait volontiers au pluriel comme en témoigne le décret sur le ministère et la vie des prêtres du concile Vatican II[7]. Considérer le prêtre seul, c’est aussi trop facilement oublier qu’il s’inscrit dans un corps local : le presbyterium. Le jour de son ordination, tout prêtre a reçu l’imposition des mains de ses confrères, le faisant ainsi entrer dans l’ordre des prêtres.
À l’instar de ce qui a été dit plus haut, je ne veux ni jeter la pierre ni entrer dans une attaque frontale et stérile. À titre d’exemple, j’évoquerai « l’année sacerdotale » que le pape Benoît XVI a voulue pour l’Église (2009-2010). De multiples propositions ont relayé cette initiative et ont permis à beaucoup de chrétiens de découvrir le ministère des prêtres sous un nouveau jour. Les déclinaisons ont été multiples, tout autant que les appellations dérivées selon les lieux et qui sont ainsi devenues symptomatiques de l’angle d’approche. L’année sacerdotale est devenue parfois l’année du sacerdoce, voire l’année du prêtre. Encore une fois, l’enjeu ici n’est pas de critiquer, mais de pointer des penchants qui peuvent nous conduire à une isolation du prêtre. Dans un monde où l’individualisme grandit et où les prêtres sont appelés à devenir toujours plus des ministres de la communion, comment un tel ostracisme de la figure du prêtre pourrait-elle être attirante pour des chrétiens qui cherchent le sens de leur vie ?
Là encore, aucun « kit de survie » ne peut-être distribué en urgence. La piste de solution (ou de dépassement) du problème se situe encore une fois au cœur de la vie de la communauté, et, si nous choisissons de continuer à user du vocabulaire sacerdotal, dans la juste compréhension de l’articulation de l’un et l’autre sacerdoce. Sans pouvoir la détailler ici, je trouve la perspective développée par Daniel Bourgeois sur ce point très éclairant[8]. L’Église signifiant sacramentellement le Christ porte en elle un double registre de signification. Le sacerdoce royal des baptisés signifie sacramentellement que le salut est accompli pour tous et une fois pour toutes. Chaque chrétien accomplit sa vocation baptismale dans la mesure où, en définitive, tous nos actes privés ou publics, toute notre vie doivent pouvoir être ramenés au Christ « en tant qu’il est en son corps ressuscité le “point de rassemblement” de toute réalité créée à qui il donne d’être le resplendissement de sa gloire et de son amour sauveur dans la visibilité signifiante de l’histoire de l’humanité[9] ». Le sacerdoce ministériel manifeste quant à lui le Christ comme auteur et source du Salut. C’est ainsi que les prêtres et les évêques, par l’exercice de la mission que le Seigneur leur confie, agissent in personna Christi capitis (au nom du Christ Tête). L’un et l’autre sacerdoce participent de l’unique sacerdoce du Christ et concourent, dans la même Église, à manifester au monde le plan de Salut de Dieu. Dès lors cette complémentarité doit pouvoir se vivre dans un respect mutuel et une communauté authentiquement chrétienne. De plus, si nous plaçons cette perspective sous l’horizon eschatologique, nous pouvons entrevoir que le sacerdoce baptismal est premier par rapport au sacerdoce ministériel, y compris pour les ministres du Christ. Quand le Christ sera au milieu de l’humanité rassemblée, quel besoin aurons-nous de signifier qu’il est l’auteur du Salut puisque nous le verrons ? Mais nous manifesterons toujours, dans la vie que nous recevrons, le salut qui nous est donné. Ainsi, il est important que les prêtres puissent vivre leur vocation baptismale avec leurs frères et sœurs chrétiens en accomplissant leur ministère presbytéral. Ce défi de renoncement à la considération du « prêtre » coupé de la communauté ecclésiale est un autre défi d’importance, tant pour les prêtres que pour les autres baptisés.
Conclusion
Si nous acceptons d’interroger régulièrement la réalité de notre vie chrétienne, jusque dans sa dimension communautaire, et si nous acceptons de l’exposer, dans un désir de conversion, à l’action de la grâce, alors nos communautés chrétiennes sauront promouvoir implicitement et explicitement l’appel à suivre le Christ dans le ministère presbytéral. J’ai conscience que la réalité est très complexe et que beaucoup de choses n’ont pu être évoquées ici. En particulier les enjeux de la communion des communautés chrétiennes dans l’Église locale. L’appartenance à une paroisse, un groupe ou un mouvement s’inscrit dans l’Église diocésaine et dans l’Église universelle. Dans cette perspective se déploient de nombreuses ressources pour vivre l’Évangile au quotidien, nous rappelant sans cesse que la communauté chrétienne n’est pas d’abord un idéal, mais une réalité donnée par Dieu, pour reprendre la formulation judicieuse de Dietrich Bonhoeffer[10].
Les défis et les enjeux exprimés ici n’ont rien de défaitiste, ils sont au contraire des sources d’encouragement et des lieux d’espérance. Dieu nous donne les prêtres dont l’Église a besoin… C’est en vivant toujours mieux la réalité ecclésiale que nous recevrons les vocations dont nous avons besoin. Et ne l’oublions pas : « Les prêtres ne sont jamais seuls dans leur action, ils s’appuient sur la force de Dieu (…). Qu’ils ne l’oublient pas non plus : ils ont pour compagnons leurs frères dans le sacerdoce, bien plus, les chrétiens du monde entier[11] ».
P. Sylvain Brison
Diocèse de Nice
[1] Voir le site : http://www.pretres-academy.com
[2] Dietrich Bonhoeffer, De la Vie communautaire, Labor et Fides, Genève, 2007, p. 26.
[3] Saint Augustin, Sermon 540,1 (Pour l’anniversaire de son ordination épiscopale)
[4] Décret Presbyterormum Ordinis, n° 9. (Maintenant cité PO)
[5] Henri J. M. Nouwen, Par ses blessures nous sommes guéris. Le ministère sacerdotal dans le monde d’aujourd’hui, Bellarmin, Québec, 2002.
[6] cf. Ibid. p. 87-88.
[7] Décret Presbyterorum ordinis, 1965.
[8] Daniel Bourgeois, L’un et l’autre sacerdoce, Desclée, Paris, 1991, 243 p. et La pastorale de l’Eglise, coll. « Amateca », Ed. Saint-Paul – Cerf, Luxembourg – Paris, 1999, p. 158-172.
[9] Ibid., p. 161.
[10] Dietrich Bonhoeffer, De la Vie communautaire, p. 30.
[11] PO 22.
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