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Dans le cadre du colloque de l’ISTR « Religions et nationalisme » qui s’est déroulé à l’insu-titut catholique de Paris les 18 et 19 mars 2022, une conférence m’a été demandée sur la critique du nationalisme par William Cavanaugh. Ce fut l’occasion de rendre quelques aspects de la théologie politique du théologien américain et de présenter les enjeux d’un nouvel article disponible en français.

Une critique des nationalisme:
William Cavanaugh et l’imagination théologique

Introduction : religion et nationalisme

Pour un théologien chrétien, la question du nationalisme repose implicitement un certain nombre de questions qui touchent à des relations : relation entre communauté ecclésiale et communauté nationale, entre Église et État, et plus généralement entre Église et monde. Car la notion même de nation – ou d’idéal national – qui apparaît dans la seconde moitié du deuxième millénaire renvoie inévitablement à la notion de communauté, de faire corps avec d’autres dans une compréhension commune de l’histoire et de sa destinée. Or, dans la perspective chrétienne, l’Église se comprend comme le commencement du rassemblement de toute l’humanité en vue du salut ; rassemblement que Dieu veut pour tous[1]. On pourrait ainsi croire que, christianisme et nationalisme semblent aller de concert, et certaines formes de réalisations politiques et sociales du christianisme vont en ce sens. Cependant, en théologie catholique, l’Église articule toujours une réalisation éminemment locale et une dimension profondément universelle, reconnaissant à chaque Église particulière « l’intensivité » de l’universalité de l’Église tout entière : chaque Église locale, comme portion du peuple de Dieu, est l’Église dans sa pleine catholicité. Il y a donc une tension inhérente à toute communauté ecclésiale qui ne saurait se comprendre et se vivre sans s’interroger sur ses modalités concrètes de réalisation et ses relations aux autres et au monde dans lequel elle vit.

Ici, nous touchons à la question du nationalisme comme un « problème théologique » qui appelle à développer une ecclésiologie politique, dans le sens où c’est la compréhension que l’Église a d’elle-même au sein du monde qui régule, ou non, la pertinence de son ecclésialité. Ainsi, parler d’Église et de nationalismes renvoie à un double aspect : la relation concrète des Églises chrétienne à des nations déterminées – i.e. la question des Églises dites nationales –, et la manière dont l’Église considère théologiquement son rôle dans la dimension politique du monde. Ces deux aspects sont comme les deux faces d’une même médaille et, en fin de compte, relèvent donc du même défi théologico-politique. Celui-ci est très ancien et apparaît dans les premiers temps de l’Église, en particulier avec l’apparition de la Chrétienté (comme système sociopolitique), mais est réapparu dans l’époque récente avec le débat entre Carl Schmitt et Erick Peterson[2] dans l’Allemagne des années 30, et plus près de nous dans les questions qui touchent à la possibilité d’une nouvelle théologie politique dans nos contextes occidentaux de sécularisation et de mondialisation. En effet, il n’est pas anodin que certains courants chrétiens voient dans le nationalisme, une manière de lutter contre les dérives de la globalisation et contre la dilution des identités induite par la sécularisation.

Je voudrais donc dans cet essai de réflexion repartir des ressources développées par le théologien américain William Cavanaugh pour prendre en charge ces questions. Dans un premier temps, je m’attacherai à présenter la manière dont il propose de renouveler les questions théologico-politiques à partir de la notion d’imagination théologique. Je m’intéresserai surtout, dans notre cadre, à la question des « communautés imaginées » que sont les États-nations et à la manière dont l’Église propose une imagination alternative du monde. Ensuite, dans un second temps, je repartirai d’un texte récent sur sa critique du nationalisme comme d’une tentation idolâtrique à laquelle les chrétiens peuvent succomber trop facilement. Enfin, je tâcherai de réfléchir, en guise de conclusion et d’ouverture, sur quelques points forts qui permettent aujourd’hui de dégager des ressources pour traverser ces questions.

1.    Une question d’ecclésiologie politique

1.1.  Imagination théologico-politique

Les ressources théologiques développées par William Cavanaugh possèdent un certain coefficient d’originalité – pour ne pas dire d’étrangeté – vis-à-vis de nos contextes européens. Un des principaux outils qu’il propose est la prise en charge de la notion d’imagination dans la construction de notre compréhension du monde. Je ne peux ici reprendre les longs développements qui établissent le sérieux de la proposition[3], mais je voudrais commencer, eût-égard au sujet traité, par la citation des premières lignes de son livre Eucharistie-Mondialisation[4] (dont la rétroversion américaine porte le titre de Theopolitical Imagination) :

La politique est un exercice d’imagination. Elle est quelquefois l’art du possible, mais reste toujours un art, sollicitant l’imagination autant que n’importe quelle forme de création. L’apparente solidité des matériaux que manie la politique, par exemple la réalité de ses armées et de ses administrations, nous fait souvent oublier que ces matériaux sont ordonnés par des actes d’imagination. Comment, en effet, un jeune paysan d’une province reculée se laisse-t-il persuader de revêtir l’uniforme pour partir à l’autre bout de la terre et faire la guerre à des hommes dont il ne sait rien ? Il doit être convaincu de la réalité des frontières, et s’imaginer profondément, mystiquement même, uni à une vaste communauté nationale qui s’arrête brutalement à ces frontières. Benedict Anderson l’a bien montré : l’État-nation est un type important, historiquement conditionné, de « communauté imaginée », autour duquel notre vision de la politique tend à s’organiser[5].

D’entrée de jeu, Cavanaugh pose les contours d’une réflexion dont la thèse principale est que la théorie politique moderne et séculière (particulièrement celle qui est à l’origine de la notion de nations) est en réalité une « théologie masquée[6] » qui établit l’État comme « sauveur » de la société et qui s’appuie sur des récits fondateurs qui organisent les corps dans l’espace et le temps au profit de cette « migration » théologique. Dans la plupart de ses ouvrages, Cavanaugh tente de montrer qu’il existe une forme de « migration du sacré[7] », selon l’expression de l’historien John Bossy[8], et que cette prise de conscience est le point d’origine d’une nouvelle possibilité de réimaginer l’espace et le temps dans une authentique perspective théologique. L’Église a donc à jouer un rôle singulier dans le plan politique (au sens de la dimension publique et sociale de la vie de l’humanité) puisqu’elle est elle-même un corps politique sui generis appelé à mettre en œuvre la politique divine du Royaume de Dieu. Cette formulation extrêmement condensée des thèses de Cavanaugh nous permet cependant d’entrevoir le champ de réflexion qui doit nous occuper ici : celle d’une ecclésiologie politique.

1.2.  Imagination et salut

C’est donc la question du salut qui est, pour Cavanaugh, la clé ultime de vérification de l’imagination concrètement à l’œuvre. En effet, si, selon Paul Ricœur, l’imagination est bien « ce par quoi le sens devient compréhensible, le monde dicible et l’action praticable[9] », alors elle possède une double potentialité : celle de se représenter le monde pour le comprendre (dimension reproductrice) et celle de produire un « nouveau » monde qui transforme « l’ancien » (dimension productrice). On peut alors convenir que chaque corps social est porteur d’une imagination qui, en quelque sorte, conduit et interprète son action dans le monde. Il s’en suit donc, pour employer un vocabulaire qui s’éloigne quelque peu de celui de Cavanaugh, un « conflit » des imaginations qui tentent, en concurrence, de rendre compte de la réalité, et, en ce qui nous concerne ici, de celle du salut du monde.

Dans un long article où Cavanaugh pose la question de l’Église comme corps politique[10], il tente de dégager une voie médiane entre deux extrêmes impossibles à tenir : une séparation radicale de l’Église et du monde (dérive des théologies politiques contemporaines et des communautarismes chrétiens[11]) et une confusion des deux (dérive de la Chrétienté politique). William Cavanaugh s’appuie sur les travaux du théologien anglican, Oliver O’Donovan dans The Desire of the Nations[12] pour expliquer comment la théologie peut appréhender la question politique :

La clé de cette approche est de réimaginer le politique comme une réponse directe à l’activité de Dieu dans le monde, un retour à la conviction augustinienne que le politique n’est vraiment politique que lorsqu’il est dessiné à partir de l’histoire du salut. Les actes de Dieu et ceux des hommes ne sont pas à identifier, mais prennent place ensemble dans « l’unique histoire publique qui est le théâtre du dessein salvifique de Dieu et des engagements sociaux de l’humanité », comme le dit O’Donovan. Au centre de cette réimagination, il y a la conviction que l’Église est au cœur du plan de salut de Dieu[13].

Si Cavanaugh s’appuie fortement sur les interprétations de O’Donovan, il les relativise aussi cependant à cause précisément de son implication dans une « Église nationale » (National established Church) qui implique de reconduire l’État à un rôle de « gendarme » pour l’Église. Cavanaugh lui reproche d’avoir développé une trop forte dimension eschatologique, pourtant si essentielle à la compréhension du Règne de Dieu, au point de donner exclusivement à l’État la faculté de réguler l’Église sur cette terre. Il préfère suivre alors Stanley Hauerwas dans ce rééquilibrage d’une eschatologie déjà commencée, au point de convenir que : « La tâche politique de l’Église en post-chrétienté est de subir les dirigeants avec autant de fidélité que possible, jusqu’au martyre si nécessaire, pour attendre le Seigneur au lieu de prétendre diriger à sa place[14]. »

Ces quelques citations montrent, me semble-t-il, que la question des nationalismes est en tension avec la dimension politique de l’Église, dans le sens où le salut de tous les hommes est en jeu dans la mission de cette dernière. L’imagination théologique de l’Église ne peut se lier à une dimension particulière exclusive, comme la nation, sans se corrompre au regard de la nature même de l’Église. C’est bien l’Église qui rend possible l’action salvifique de Dieu en permettant au Royaume de grandir dans le monde, et non les nations qui ne peuvent avoir comme imagination que leur propre devenir en rivalité par rapport aux autres.

1.3.  Ecclésiologie politique

Il n’est pas possible, dans le cadre de cet essai, de pousser beaucoup plus loin les démonstrations de Cavanaugh. Cependant, il est déjà possible de mesurer l’enjeu et la portée de ces investigations. Alors que la plupart des théologies politiques du XXe siècle ont tenté de répondre au problème de la disparition de la Chrétienté, aucune n’a abordé en tant que telle la question de l’Église comme source et lieu de la pensée politique[15]. La force de la proposition de Cavanaugh est précisément, me semble-t-il, d’orienter vers une sorte « d’ecclésiologie politique » qui puisse donner les éléments fondamentaux pour la compréhension du rapport au monde en vue du salut. Ecclésiologie politique, non pas au sens d’un programme politique d’une structure ecclésiale, mais bien une compréhension de la dimension politique de l’Église comme corps social dans le monde, acteur de transformation et d’interaction avec les autres.

Cette ecclésiologie comporte une double exigence. La première consiste à dépasser les catégories purement mondaines qui pourraient, d’une manière ou d’une autre, enfermer la communauté chrétienne dans des limites de compréhensions étriquées qui ne sauraient rendre compte de l’universalité du salut (en l’occurrence ici la nation). La seconde est d’articuler une dimension essentiellement locale de l’Église avec sa dimension universelle, sans que le « global » ne phagocyte le « local » comme la mondialisation dévore les particularités culturelles. Ceci me semble impliquer une posture d’équilibre qui ajuste les choses, mais reste toujours fragile. D’un point de vue catholique, dans la perspective ouverte par Cavanaugh, il ne saurait y avoir d’Église nationale qui prétendrait à elle seule être l’Église de Dieu, mais l’Église universelle ne saurait ni être une fédération d’Églises nationales, ni même une seule Église supranationale, au risque de nier l’incarnation culturelle des communautés chrétiennes.

2.    Le nationalisme entre religion et idolâtrie

Jusqu’à présent, nous avons évoqué avec Cavanaugh, non pas directement le nationalisme, mais la Nation, ou plutôt l’État-nation moderne. Essayons donc, dans la seconde partie, de cet exposé, de considérer ce point particulier. Dans une conférence récente[16], William Cavanaugh prend en charge une critique puissante du nationalisme contemporain, et il le fait d’une manière originale en l’assimilant à une nouvelle forme de religion qui impose une dévotion qui conduit, en réalité, à une authentique idolâtrie. Dans « Vices et vertus du nationalisme[17] », Cavanaugh déconstruit en fin de compte toute possibilité pour les chrétiens d’adhérer aux positions nationalistes. Son propos part d’un constant qu’il juge pour le moins surprenant :

Lors de l’élection présidentielle de 2016, Trump a obtenu un soutien considérable des chrétiens, en partie à cause de son nationalisme, et recueilli 81 % des votes parmi les évangéliques blancs. En mars 2019, un groupe de catholiques a publié un manifeste dans le magazine First Things en déclarant : « Nous embrassons le nouveau nationalisme » et en promettant de garder « jalousement » l’espace ouvert par le « phénomène Trump[18]. »[19]

Ce constat en rejoint d’autres, issus de la montée des populismes et des nationalismes dans les nations occidentales de vieille chrétienté. L’ambivalence pour les chrétiens vient du fait que pour certains, le nationalisme est un insigne honneur, alors que pour d’autres, il est jeté en opprobre. La cause de cette étrange séduction réside, pour Cavanaugh, dans le contexte contemporain et dans les fausses réponses qui tentent de s’opposer à lui : dans les sociétés marquées par une forte sécularisation qui dissout les identités, le nationalisme représente pour certains un ultime recours pour résister à ce mouvement. Mais, comme il le précise ailleurs :

Faire épouser à l’Église un nationalisme résurgent pour tenter de retrouver une pertinence publique ne peut qu’encourager l’idolâtrie. De même, tenter d’obtenir le pouvoir par le truchement de l’État, alors que sa capacité de persuasion est en échec, ressemble à l’ultime effort d’une institution mourante[20].

L’idolâtrie, dont il est ici question, constitue la clef d’interprétation de sa thèse originale qui peut se résumer ainsi : dans une certaine perspective, le nationalisme peut être assimilé à une religion qui comporte son lot de culte et de dévotion ; religion qui, par ses habitus transforme la vie de ses pratiquants et constitue donc, du point de vue chrétien une vraie idolâtrie, c’est-à-dire un authentique « vice » opposé à la vertu, selon le langage thomiste.

2.1.  Le nationalisme comme religion

Cette thèse recèle une force critique évidente d’un point de vue théologique, car elle démasque, voire démystifie, la possibilité d’un nationalisme compatible avec la foi chrétienne qui ne saurait adorer d’autre Dieu que le créateur et sauveur de l’humanité. Cependant, il reste à comprendre la manière dont le nationalisme peut être effectivement assimilé à une religion. Pour établir cette thèse, Cavanaugh procède à une argumentation fondée sur l’analyse sociologique du phénomène religieux[21].

Il commence par remarquer qu’un certain nombre de penseurs et d’historiens américains évoquent sans difficulté une « religion civile » aux États-Unis (Robert Bellah), ou une « doctrine de destin » qui fonde la religiosité envers la nation (Mark Juergensmeyer et Carolyn Marvin, par exemple). Il note ainsi que, pour établir ces affirmations, ces spécialistes s’écartent de la conception ordinaire et substantiviste de la religion pour s’orienter vers une compréhension fonctionnaliste. Le « substantivisme » renvoie à la notion de substance ; autrement dit, cette approche tente de caractériser les religions par leur doctrine ou ce que les gens déclarent croire. Cette approche fonde la compréhension « classique » des grandes religions que sont le christianisme, le judaïsme ou l’islam ; et peut s’élargir jusqu’aux différentes formes du bouddhisme ou des pensées maçonniques… Mais cet écart dans la notion de transcendance ne parvient cependant pas à être totalement satisfaisant, car personne ne saurait vraiment dire où se situe la frontière dans l’élargissement vers les idées philosophiques ou politiques par exemple.

C’est pourquoi, Cavanaugh se tourne vers les approches fonctionnalistes qu’il décrit ainsi :

[Le] « fonctionnalisme » […] élargit la définition de la religion afin qu’elle puisse inclure le marxisme, le nationalisme, le consumérisme et d’autres idéologies ou pratiques considérées comme séculières selon l’approche substantiviste. Les fonctionnalistes définissent la religion non pas en fonction de ce que les gens prétendent croire, mais par la manière dont les idées et les pratiques fonctionnent effectivement dans leur vie. Le fonctionnalisme est, en fait, un retour à la définition romaine originaire de la religio comme toute obligation ou dévotion contraignante qui aide à structurer les relations sociales d’une personne[22].

Ainsi, pour Cavanaugh, dans cette perspective, le nationalisme a le même objet que la religion, car il possède son lot de révérence et de dévotion (par exemple envers le drapeau ou les serments d’allégeance), il requiert même son lot de sacrifice (par exemple dans la mort pour la patrie), et développe ses propres rituels autour de monuments nationaux. Il peut même posséder son propre culte des reliques, particulièrement dans le culte de personnalités fondatrices, et parfois quasi divines. On comprend ici comment son raisonnement rejoint celui de Benedict Anderson sur les nations comme « communautés imaginées » : « le nationalisme est apparu dans la modernité, lorsque l’autorité religieuse s’est effondrée. La nation a remplacé l’Église en tant que principale réalité communautaire en qui les gens croyaient[23]. » Bien plus, la puissance de tout nationalisme repose, pour Cavanaugh, sur la constitution et la narration de récits fondateurs (qui sont bien souvent des récits manipulateurs, comme nous le montre l’appareillage narratif des discours de Vladimir Poutine à la veille du déclenchement de la guerre contre l’Ukraine en février dernier). Ici encore ressort une ligne fondamentale chez Cavanaugh qui recoupe celle de la critique de l’État comme sauveur[24]. Il faut ainsi croire à la Nation pour qu’elle puisse exister de manière empirique.

2.2.  Le nationalisme comme idolâtrie

            Je ne développe pas plus avant la démonstration de Cavanaugh, mais ces quelques propos permettent de comprendre l’idée générale du nationalisme comme religion. On pourrait cependant penser que, même revêtu de ce statut religieux, le nationalisme ne présente que « peu de risque » eût égard à la sécularisation ambiante qui relativise le religieux. Mais cela est sans compter sur le culte de latrie qu’il implique et qu’il revendique. C’est ainsi que Cavanaugh poursuit sa critique du nationalisme comme idolâtrie[25]. Pour conduire cette critique, l’interlocuteur privilégié de notre auteur devient le corpus biblique. La critique biblique de l’idolâtrie se rapproche de l’analyse fonctionnaliste dans le sens où la Bible est davantage sensible à l’acte d’idolâtrie qu’à la foi qui est plus ou moins professée par le peuple qui commet cet acte.

            Dans ce but, la théologie mobilise l’histoire du prophète Osée qui épouse un prostitué, en passant par les péchés du roi d’Israël évoqués par le premier livre de Samuel, ainsi que les commentaires du Deutéronome et du livre de la Sagesse de Salomon. Je ne retiens ici, pour des questions de brièveté, que les conclusions qu’il en tire :

Premièrement, l’idolâtrie ne consiste pas seulement à adorer explicitement des êtres divins, mais la notion s’applique à l’adoration de n’importe quelle partie de la création. […] Deuxièmement, l’idolâtrie est avant tout une question de comportement, et non de croyance. Comme dans la perspective fonctionnaliste, il n’est pas nécessaire de croire que le drapeau ou l’argent sont des êtres divins pour être idolâtre. Troisièmement, dans l’idolâtrie, tout n’est pas nécessairement noir ou blanc. À l’instar de la dévotion, la plupart des formes d’idolâtrie se situent sur un axe gradué. Si Israël est autorisé à avoir des rois, c’est seulement avec beaucoup d’ambivalence : si parfois, les rois peuvent être les instruments des desseins de Dieu, d’autres fois ils menacent d’usurper la place de Dieu au sein du peuple[26].

Ainsi, si le nationalisme constitue une idolâtrie objective d’un point de vue théologique, il peut également exister des ressources pour se convertir et revenir vers l’adoration véritable, vers la vraie latria. C’est ici que les ressources de l’imagination théologique déploient leurs harmoniques. Si la conférence sur les vices et vertus du nationalisme se contente principalement de démasquer les apparences et de diagnostiquer le problème religieux du nationalisme, les autres écrits de Cavanaugh apportent un certain nombre de propositions dans la réimagination de l’espace et du temps en vue de transformer le monde en Royaume de Dieu, en particulier par la non-violence intrinsèque à l’Évangile, l’amour du monde manifesté dans l’eucharistie, et la vie vertueuse que les disciples du Christ sont appelés à avoir.

Conclusion : du rapport au monde et de la créativité évangélique

Si, dans la perspective de William Cavanaugh, nous faisons droit à cette critique du nationalisme comme religion et comme idolâtrie, alors il nous faut aussi comprenons que ce n’est pas uniquement le rapport à Dieu qui est en question, mais que le rapport au monde est, lui aussi, remis en cause. Bien souvent, nous réfléchissons à la théologie de l’Église en la situant dans le mystère de Dieu, mais cette perspective est insuffisante si elle n’inclut pas le rapport au monde comme lieu de vérification de la réalisation concrète de l’Église. C’est uniquement dans cette dynamique que la question du rapport au monde peut devenir un rempart à toute forme de replis sur soi et une stimulation pour un engagement chrétien au service de toute l’humanité. La dimension politique de l’Église ne vise pas d’autre but que d’informer dans le monde le Royaume déjà commencé, de vivre selon la politique du salut. Si l’idée de nation ni’implique pas nécessairement un engagement nationaliste, elle porte quand même en elle une force centripète qui constitue un système d’identité par différentiation qui repose sur la mécompréhension du monde et de son devenir dans le plan de Dieu. Quand le nationalisme prend le dessus, particulièrement dans ses formes populistes contemporaines, il devient un lieu d’enfermement de la liberté humaine et une destruction du fondement de toute communauté chrétienne, bien plus efficace que tout phénomène de sécularisation qu’il prétend cependant combattre. C’est seulement en acceptant d’une une Église « ex-centrique », pour reprendre le vocabulaire de Cavanaugh, qu’elle pourra lutter efficacement contre tout ce qui enferme le monde dans le drame du péché et faire naître en son sein des communautés créatrices de sens qui, même si elles demeurent pour le moment minoritaires dans la société, posséderont la force transformation du monde selon l’imagination divine.

[1] À ce sujet, voir par exemple la première partie de : Lubac Henri (de), Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, « Œuvres complètes » 7, Paris, Cerf, 2003 (1e éd. 1938), 578 p.

[2] Pour avoir une idée de la controverse, voir l’édition des textes dans Erik Peterson et Karl Schmitt, Théologie et politique. La controverse, textes présentés par Bernard Bourdin, Paris, Cerf, 2020. Voir aussi, Carl Schmitt, Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988.

[3] Voir Sylvain Brison, L’imagination théologico-politique de l’Église. Vers une ecclésiologie narrative avec William T. Cavanaugh, coll. « Cogitatio Fidei » 310, Paris, Cerf, 2020.

[4] William T. Cavanaugh, Eucharistie – Mondialisation. La liturgie comme acte politique, Éditions Ad Solem, Genève, 2001, 125 p. Rétroversion américaine augmentee : Theopolitical Imagination:  Discovering the Liturgy as a Political Act in an Age of Global Consumerism, T. & T. Clark, Edinburgh, 2002, 126 p.

[5] William T. Cavanaugh, Eucharitsie-Mondialisation, p. 7.

[6] Ibid., p. 8.

[7] Voir en particulier : William T. Cavanaugh, Migrations of the Holy: Theologies of State and Church, Wm. B. Eerdmans, Grand Rapids, 2011, 200 p. Traduction française : Migrations du sacré : Théologies de l’État et de l’Église, Éditions de l’Homme Nouveau, Paris, 2010, 254 p.

[8] John Bossy, Christianity in the West (1400-1700), Oxford/New York, Oxford University, Press, 1985.

[9] Cette synthèse est donné par Mickaël Fœssel dans son introduction à une anthologie des textes de Ricœur : cf. Mickaël Fœssel, « Paul Ricœur ou les puissances de l’imaginaire », dans Paul Ricœur, Anthologie, textes choisis et présentés par M. Fœssel et F. Lamouche, Point-Essais, Paris, 2007, p. 10.

[10] William T. Cavanaugh, « Church », dans William T. Cavanaugh et Peter Scott (éd.), The Blackwell Companion to Political Theology, Oxford, Blackwell Publishers, 2003, p. 393-406 ; « L’Église », Cahiers Internationaux de Théologie Pratique, Série « Recherche» no 22 (2018), p. 11-30 (disponible sur https://www.pastoralis.org).

[11] Voir par exemple Rod Dreher, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus. La pari bénédictin, Perpignan, Paris, 2017.

[12] Oliver O’Donovan, The Desire of the Nations, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.

[13] William T. Cavanaugh, Migrations of the Holy, p. 137.

[14] CITP p. 27-28.

[15] Voir William T. Cavanaugh,« L’Église », Cahiers Internationaux de Théologie Pratique,

[16] Conférence donnée au symposium sur « La vertu civique et la vie publique » organisé par l’Institut d’éthique de l’Université Notre-Dame à Sydney en Australie (William T. Cavanaugh, « God and Country: The Virtues and Vices of Nationalism »,  Australian Broadcasting Company Religion and Ethics website, November 21, 2019).

[17] William T. Cavanaugh, « Vices et vertus du nationalisme », dans Idolâtrie ou liberté. Le défi de l’Église au XXIe siècle, Trad. Sylavin Brison, Paris, Salvator, 2022, p. 97-124.

[18] « Against the Dead Consensus », First Things, 21 mars 2019 (disponible en ligne sur le site de la revue).

[19] William Cavanaugh, « Vices et vertus du nationalisme », p. 97-98.

[20] William Cavanaugh, « Une Église excentrique », dans Idolâtrie ou liberté, p. 189.

[21] Voir William Cavanaugh, « Vices et vertus du nationalisme », p. 99-107.

[22] Ibid., p. 101-102.

[23] Ibid ., p. 103.

[24] Voir à ce propos Eucharistie-mondialisation.

[25] Voir William T. Cavanaugh, « Vices et vertus du nationalisme », p. 107-112.

[26] Ibid., p. 110.