La messe sur le monde

Intro

Le texte de Teilhard de Chardin est un hymne cosmique qui, née près du Chemin des Dames pendant la Grande Guerre, monte vers le Père depuis les steppes du désert des Ordos aux portes de la Mongolie (1923). Teilhard ne peut offrir le sacrifice d’Action de grâce, car il n’a ni pain, ni vin, ni autel. L’Église ne lui permet pas de substituer aux éléments matériels traditionnels d’autres aliments terrestres et lui impose la pierre consacrée de l’autel pour offrir le sacrifice non sanglant. L’Église, dans les conditions qui sont les siennes, lui interdit de célébrer l’eucharistie. Mais cela n’empêche pas Teilhard d’accomplir son sacerdoce en offrant « sur l’autel de la Terre entière, le travail et la peine du Monde ».

Retrouver la méditation de confinement qui est associé à ce texte

Sylvain Brison

Photo de Ravi Sharma
sur Unsplash

Puisqu’une fois encore, Seigneur, non plus dans les forêts de l’Aisne, mais dans les steppes d’Asie, je n’ai ni pain, ni vin, ni autel, je m’élèverai par-dessus les symboles jusqu’à la pure majesté du Réel, et je vous offrirai, moi votre prêtre, sur l’autel de la Terre entière, le travail et la peine du Monde.

Le soleil vient d’illuminer, là-bas, la frange extrême du premier Orient. Une fois de plus, sous la nappe mouvante de ses feux, la surface vivante de la Terre s’éveille, frémit, et recommence son effrayant labeur. Je placerai sur ma patène, ô mon Dieu, la moisson attendue de ce nouvel effort. Je verserai dans mon calice la sève de tous les fruits qui seront aujourd’hui broyés.

Mon calice et ma patène, ce sont les profondeurs d’une âme largement ouverte à toutes les forces qui, dans un instant, vont s’élever de tous les points du Globe et converger vers l’Esprit. — Qu’ils viennent donc à moi, le souvenir et la mystique présence de ceux que la lumière éveille pour une nouvelle journée !

Un à un, Seigneur, je les vois et les aime […]. Je les évoque, ceux dont la troupe anonyme forme la masse innombrable des vivants : ceux qui m’entourent et me supportent sans que je les connaisse ; ceux qui viennent et ceux qui s’en vont ; ceux-là surtout qui, dans la vérité ou à travers l’erreur, à leur bureau, à leur laboratoire ou à l’usine, croient au progrès des Choses, et poursuivront passionnément aujourd’hui la lumière.

Cette multitude agitée, trouble ou distincte, dont l’immensité nous épouvante, — cet Océan humain, dont les lentes et monotones oscillations jettent le trouble dans les cœurs les plus croyants, je veux qu’en ce moment mon être résonne à son murmure profond. Tout ce qui va augmenter dans le Monde, au cours de cette journée, tout ce qui va diminuer, tout ce qui va mourir, aussi, voilà, Seigneur, ce que je m’efforce de ramasser en moi pour vous le tendre ; voilà la matière de mon sacrifice, le seul dont vous ayez envie.

Recevez, Seigneur, cette Hostie totale que la Création, mue par votre attrait, vous présente à l’aube nouvelle. Ce pain, notre effort, il n’est de lui-même, je le sais, qu’une désagrégation immense. Ce vin, notre douleur, il n’est encore, hélas ! qu’un dissolvant breuvage. Mais, au fond de cette masse informe, vous avez mis — j’en suis sûr, parce que je le sens — un irrésistible et sanctifiant désir qui nous fait tous crier, depuis l’impie jusqu’au fidèle : « Seigneur, faites-nous un ! » Parce que, à défaut du zèle spirituel et de la sublime pureté de vos Saints, Vous m’avez donné, mon Dieu, une sympathie irrésistible pour tout ce qui se meut dans la matière obscure, — parce que, irrémédiablement, je reconnais en moi, bien plus qu’un enfant du Ciel, un fils de la Terre — je monterai, ce matin, en pensée, sur les hauts lieux, chargé des espérances et des misères de ma mère ; et là, — fort d’un sacerdoce que Vous seul, je le crois, m’avez donné — sur tout ce qui, dans la Chair humaine, s’apprête à naître ou à périr sous le soleil qui monte, j’appellerai le Feu. Amen.

Pierre Teilhard de Chardin, s.j.
1923

Pierre Teilhard de Chardin naît en Auvergne en 1881. Après un bac scientifique il entre dans la Compagnie de Jésus et se forme aux sciences. Scientifique réputé, théoricien de l’évolution, Pierre Teilhard de Chardin est à la fois géologue, spécialiste de la Chine et paléontologue spécialiste des des vertébrés. Dans Le Phénomène humain, il trace une histoire de l’Univers, depuis la pré-vie jusqu’à la Terre finale, en intégrant les connaissances de son époque, notamment en mécanique quantique et en thermodynamique. Il ajoute aux deux axes vers l’infiniment petit et l’infiniment grand la flèche d’un temps interne, celui de la complexité en organisation croissante, et constate l’émergence de la spiritualité humaine à son plus haut degré d’organisation : pour Teilhard, matière et esprit sont deux faces d’une même réalité. En tant que croyant, chrétien et prêtre, il donne un sens à sa foi chrétienne où l’adhésion personnelle à la véracité du Christ se situe à la dimension de la cosmogenèse.