Sylvain Brison, « La subtile hospitalité ou le ministère de la rencontre », Ils sont jeunes, ils sont prêtres, ils sont heureux! , Paris, Presses de la Renaissance, 2011.

À la suite des nombreux évènements compliqués qui avaient émaillé la vie de l’Église au cours de l’année 2009, Christine Pedotti m’avait demandé de coordonner un livre de témoignages sur le bonheur d’être prêtre aujourd’hui pour dire que ce chemin de vie valait le coup d’être vécu et pour raconter ce qui fait le cœur d’une vie presbytérale. Avec 4 autres de mes «jeunes» confères, nous avons jouer le jeu, en racontant une «journée extraordinaire» composée de la réalité d’évènements épars, mais bel et bien vécus. Ainsi se dessine en perspective la trame de l’œuvre de l’Esprit. 

En train mes fichiers, j’ai exhumé le chapitre que j’avais alors écrit. Je le republie ici avec un beau souvenir de cette aventure, en pensant que malgré l’a dizaine d’années qui s’est écoulé, le cœur du texte n’a pas perdu de sa pertinence. En tout ça pour moi, il continue de témoigner de mon bonheur d’être prêtre pour le monde d’aujourd’hui.

À Michel Angella, Jacques Hadengue
Jean-Louis Gazzaniga et Jean-Michel Dulucq

La subtile hospitalité
ou le ministère de la rencontre

Sylvain Brison

« J’avais surpris mon cher surhomme en flagrant délit d’humanité :
je sentis que je l’en aimais davantage »
Marcel Pagnol

Elle est sortie du bureau d’accueil avec dans le regard ce bel éclat d’espérance qui illumine les yeux de ceux qui ont fait l’expérience de l’amour et de la compassion. Je sais que je ne garderai d’elle que le souvenir de quelques détails, de son prénom, de cette atmosphère de profonde vérité, si dense qu’elle en était presque palpable, de mes mains posées sur sa tête inclinée, des quelques mots simples murmurés à mi-voix entre le ton de la confidence et celui de la pudeur : « Que Dieu notre Père vous montre sa miséricorde… ». C’était une rencontre comme il en existe dans la vie d’un prêtre, entre deux personnes qui ne se sont pas choisies et qui se retrouvent à parler de choses si personnelles, non par quelque hasard, mais par la grâce mystérieuse de Celui qui nous aime. En lui donnant le baiser de paix et en la laissant repartir dans la pénombre de l’Église, j’ai senti monter en moi une joie simple et profonde, mon bonheur d’être prêtre. Et pourtant notre discussion fut loin d’être légère et badine ; elle ne fut pas non plus extraordinaire. J’ai bien vite compris que rien n’est jamais tout à fait anodin lorsqu’il touche à la vérité de nos vies. Là se trouve un des plus beaux défis pour celui qui avance dans le ministère : prendre au sérieux la vie de ceux et celles qui croisent sa route pour leur permettre de naître à l’espérance. Elle était venue « seulement pour parler », comme elle l’a souvent répété au long de notre conversation. Elle n’était plus très sûre de ce sur quoi sa vie pouvait encore s’appuyer. Elle ne savait plus vraiment quel était cet étrange sentiment qui l’avait poussée à entrer dans cette église. Ce n’était pas sa paroisse, mais elle passait tous les jours devant pour se rendre à son travail et en revenir. Ce soir là, en rentrant chez elle, ses pas l’ont conduite à revenir vers une autre maison, celle de son cœur, de la vérité de sa vie, où, sans qu’elle le sache, le Père l’attendait sur le pas de la porte. D’une discussion presque involontaire, elle est repartie avec la force du sacrement, et avec cet élan mystérieux qui semble venir d’un au-delà beaucoup plus proche que nous ne le découvrirons jamais. Le passant curieux n’aura vu, au travers des vitres du bureau d’accueil, qu’une conversation entre deux personnes se tenant de part et d’autre d’un bureau ordinaire. Peut-être aura-t-il été surpris de voir cette femme se mettre à genoux ? Sa stupéfaction aura grandi en voyant le jeune homme s’avancer et poser les mains sur sa tête. Il est vrai que certains gestes sont désormais étrangers à notre société. Et pourtant, dans cette traversée des apparences que ne cesse de nous faire vivre la foi, tous les coffres de la terre n’auraient pu contenir la richesse de la rencontre entre nos deux êtres. Cette richesse est d’autant plus grande que sa gratuité nous rappelle qu’elle ne nous appartient pas, mais que nous n’avons qu’à tendre une main vide et pauvre pour en hériter.

La pièce est vide à présent, je me retrouve seul. Je repense à cette femme. Cette mémoire d’une humble rencontre me permet de me retrouver dans ce qui fait que je suis devenu prêtre de Jésus Christ : se tenir présent au cœur du monde comme un veilleur, là où beaucoup d’autres se seraient endormis. Attendre la venue du Seigneur et l’annoncer à mes frères, et en priorité à ceux qui n’ont pas eu la force de tenir dans la nuit. Etre là, avec le Christ, comme lui, pour vivre ce qui restera toujours de l’ordre de l’indicible. Et pourtant nous ne pouvons pas vivre sans les mots ; nous ne savons pas vivre sans paroles. Dans des actes anodins se révèlent ainsi des vérités profondes qui orientent une vie.

Le monde aspire à la consolation

Je retourne m’asseoir au bureau et me mets à relire un court texte que mon dernier supérieur de séminaire m’avait conseillé vers la fin de ma formation, son auteur m’étant alors complètement inconnu. Les premières phrases me sautent de nouveau au visage. Déjà à l’époque, elles m’avaient permis de comprendre mieux l’appel que le Christ m’adressait. Dans le dernier texte qu’il ait écrit, Stig Dagerman témoigne, avec son talent éprouvé, du gouffre dans lequel il s’abîme et qui aura raison de lui. Ces quelques mots, je pense que beaucoup d’hommes et de femmes de notre temps pourraient se les approprier. Ils suffisent à dire en creux mon désir de porter au monde cette joie et cette espérance qui m’ont saisi : « Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie soit une errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux. Je n’ai reçu en héritage ni dieu, ni point fixe sur la terre d’où je puisse attirer l’attention d’un dieu ; on ne m’a pas non plus légué la fureur bien déguisée du sceptique, les ruses de Sioux du rationaliste ou la candeur ardente de l’athée. Je n’ose donc jeter la pierre ni à celle qui croit en des choses qui ne m’inspirent que le doute, ni à celui qui cultive son doute comme si celui-ci n’était pas, lui aussi, entouré de ténèbres. Cette pierre m’atteindrait moi-même, car je suis bien certain d’une chose : le besoin de consolation que connaît l’être humain est impossible à rassasier »[1]. Pourtant, cette sombre certitude se désagrège lorsque nous entrons dans l’Alliance que Dieu nous propose, car Jésus est le seul qui puisse rassasier notre besoin de consolation. En tant que ministre du Christ, le prêtre que je suis ne saurait se dérober au défi que lui lancent ses contemporains. Ils cherchent, parfois à leur corps défendant, ce bonheur auquel ils aspirent tant. Le prêtre n’est pas l’homme de toutes les réponses, ni même le mage capable à coup d’incantations de provoquer le changement du cours du temps. Mais il est l’homme de la Rencontre qui introduit dans une autre densité de l’existence. Encore faut-il qu’il accepte de faire partie de ce monde dans lequel il vit : il ne lui est pas étranger. Il ne cherche ni à le fuir ni à en faire sortir. La Rencontre de Dieu se vit hic et nunc, dans notre temps et notre monde. Voilà, à mon sens, la plus grande difficulté, mais aussi l’aventure la plus exaltante pour celui qui veut suivre le Christ : tenir en tension l’amour pour le monde et l’amour du Royaume de Dieu.

L’amour de la vérité

La lecture du texte de Dagerman est vite achevée. J’ai encore un peu de temps, et personne ne semble se présenter pour le moment. Je regarde le livre de théologie que j’ai apporté avec moi et ne peux m’empêcher de sourire. J’ai aujourd’hui trente ans, et je me rends compte que je n’ai toujours pas quitté les études. À la demande de mon évêque, je prépare un doctorat de théologie dogmatique à l’Institut catholique de Paris. Je souris, car cette situation marque d’une manière particulière le début de mon ministère. Faire de la théologie ne rend pas plus intelligent, mais la rigueur du discours qui cherche la vérité permet d’entrer plus avant dans l’intelligence de la foi. Le chrétien qui cesse de chercher les raisons de croire et qui ne répond pas à l’injonction de l’apôtre : « Vous devez toujours être prêts à vous expliquer devant tous ceux qui vous demandent de rendre compte de l’espérance qui est en vous » (1 P 3, 15), est une personne dont la foi est en danger. Ce constat est devenu pour moi une certitude. Bien au-delà de ma curiosité naturelle et de mon goût pour les études, le travail du théologien s’est imposé à moi comme un véritable service de l’Église. L’enjeu n’est pas mince : rendre compte de la foi comme espérance. Il est redoublé pour l’ecclésiologue qui travaille à dire l’Église dans l’événement de la communication que Dieu fait de lui-même à l’humanité[2]. Dieu se donne à nous en se révélant et il se révèle à nous en se donnant. L’essentiel est là. Aujourd’hui notre monde et notre Église n’ont pas tant besoin d’un affermissement du dogme ou d’un sursaut moral comme on ferait une piqûre de rappel de vaccin. Nous avons besoin de redécouvrir les liens qui existent entre l’expérience intime et personnelle de ce Dieu qui nous sauve et l’Église qui nous rassemble dans la communion avec lui. Comment l’Église est-elle cette interface mystérieuse entre le monde des hommes et le Royaume de Dieu qui vient ? Je souris, car l’expérience que je viens de vivre me permet de mieux comprendre ce dont parlent mes livres et ce que j’essaye de penser. Dieu a vraiment beaucoup d’humour.

Ces crises qui nous révèlent au monde

Tout à l’heure, je célébrerai la messe du soir. Pour le moment, personne n’est entré dans le bureau d’accueil depuis une vingtaine de minutes. Je décide de faire quelques pas dans la pénombre de l’église. Elle est loin d’être vide. En regardant ces hommes et ces femmes prier, lire, discuter à voix basse, je repense à ce que fut ma journée.

Ce matin, à la « Catho[3] », Dominique, un des étudiants, m’a un peu pris à partie. Dans les premiers mois de 2009, l’Église a été secouée par des évènements divers qui ont été reçus de manières très différentes, souvent difficiles. Ce fut le cas, tant par les catholiques fervents, que par les chrétiens que nous qualifions parfois un peu vite de « non-pratiquants ». Bien au-delà, ces secousses ont atteint aussi un grand nombre d’hommes et de femmes qui, tout en étant plus ou moins étrangers à la vie de l’Église, se sont pourtant sentis interpellés par des décisions touchant à des réalités humaines très profondes. De la levée des excommunications frappant les évêques de la fraternité Saint Pie-X, aux premiers propos ambigus de Benoît XVI sur le préservatif lors de son voyage en Afrique, en passant par les excommunications prononcées par l’évêque de Recife à propos de l’avortement d’une fillette de neuf ans, l’Église et le monde n’ont pas été épargnés par les incompréhensions, les critiques, les condamnations, mais aussi les tristesses et les appels à la miséricorde. Il est sans doute encore trop tôt pour porter un regard serein et objectif sur ces enchaînements décisionnels et ces déchaînements médiatiques. Beaucoup ont parlé de problème de communication. D’autres ont évoqué des non-dits ou des glissements de sens qui traduiraient une lente et discrète évolution des positions de l’Église. Chacun y a été de son opinion, de ses analyses, de sa propre vision, invoquant soit l’autorité suprême du Pape — qui n’a de compte à rendre à personne sinon à Dieu —, soit la collégialité épiscopale négligée. Il y en a eu pour tous les goûts. Une fois de plus j’ai expliqué, nuancé les propos, essayé de sauver le lien de la communion et de l’amour. Et c’est loin d’être toujours la voie facile. En tant que chrétien et prêtre, membre de l’Église du Christ, j’ai moi-même traversé ces « crises ». Je me suis efforcé de comprendre cette Église que j’aime, et sans hésiter à questionner ses réactions institutionnelles et parfois trop corporatistes. J’ai réfléchi à partir de mon expérience personnelle, à l’aune de ma relation à Dieu, mais aussi à partir de mes études et de mon travail théologique. En tant que prêtre et théologien, il était indispensable de prendre la parole pour permettre aux personnes troublées de traverser ces évènements en gardant leur attachement au Christ chevillé au corps de l’Église. Il fallait apprendre à découvrir ou redécouvrir l’importance du mystère de la communion à laquelle le Christ nous appelle, sans pour autant tomber dans la compromission ou un non-dit plus scandaleux encore.

La discussion avec Dominique fut longue et intéressante. Nous sommes tombé d’accord sur un point : l’Église en a vu d’autres et vivra encore des évènements sans doute plus rudes. Cette tension vis à vis du monde, le Christ l’a vécu lui-même jusqu’à la fin dramatique de son existence humaine. D’ailleurs, les évangiles portent en eux le témoignage de cette étonnante réalité : c’est la nature même du christianisme. Saint-Jean, dans un style lapidaire, rassemble le mystère du Christ dans cette très belle phrase : « Car Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que par lui le monde soit sauvé » (Jn 3, 17). Nous savons bien où cette mission a conduit Jésus. Écartelé entre ciel et terre, il témoigne en acte de l’amour de Dieu pour le monde, et le monde ne le comprend pas. Aujourd’hui, c’est encore et toujours la position de l’Église dans ce monde et les relations qu’elle noue (ou non) avec lui qui posent question. Les crises à répétition que nous subissons en ces temps plus qu’incertains — crise économique, financière, écologique, politique, crise de la confiance, de l’engagement, de la société, crise de la foi et des vocations — sont les symptômes les plus visibles d’un monde qui se cherche et qui se fuit lui-même, car il ne sait vers où aller. La judicieuse expression du frère Timothy Radcliffe : « être missionnaire dans ce monde en fuite »[4] me conduit à m’interroger en profondeur sur notre rapport au monde. Car, que nous l’acceptions ou non, nous sommes les enfants de cette terre. Et si nous ne sommes pas « du monde » comme nous le rappelle saint Jean, nous devons vivre au milieu de lui en l’aimant. Cela nous est parfois reproché, comme si le comprendre et l’aimer signifiait tout accepter. Voilà le lieu du paradoxe où se fonde notre mission de disciple du Christ. À n’en pas douter, si nous avions encore la folle utopie de nous en extraire, le monde se chargerait de nous rappeler, à temps et à contretemps, cette exigence fondamentale de l’espérance chrétienne. Il est illusoire de se bercer de douces convictions qui nous cacheraient une certaine âpreté, pour ne pas dire amertume, face aux conditions de notre vie présente. Vivre dans le monde qui est le nôtre n’est pas évident ; il est encore parfois encore moins évident de l’aimer tel que le Christ l’a aimé. Et c’est pourtant de cet amour que nous sommes appelés à naître et à vivre. La résurrection du Christ, qui marque si radicalement notre condition humaine, est autant un défi d’espérance qu’une réalité de la foi. Elle entraîne le croyant, parfois malgré lui, dans le combat spirituel, dans la tension incompressible de la vie dans le monde. Vivre du mystère pascal, c’est aimer le monde dans lequel on vit ; l’aimer en le changeant, le convertir en l’aimant.

À la rencontre du Royaume qui vient

J’ai été surpris par le questionnement de Dominique et surtout par sa dernière interrogation : « Mais comment donc annoncer l’Évangile dans notre monde ? ». Il sait pourtant comme moi qu’il n’y a pas de réponse toute faite à cette question. Sinon, nous ne la poserions plus. Je repense à un vieux film que j’ai revu récemment et à une réplique qui a fait mouche en moi. L’acteur Antony Quinn y affirme  avec un certain flegme : « je n’ai personnellement aucune information secrète sur la façon dont le Royaume de Dieu pourra s’établir »[5]. Moi non plus. Mais je sais que l’Église aura toujours quelque chose à dire au monde. Et parce qu’elle trouve sa naissance dans la Pâque de celui qui a aimé les siens qui étaient dans le monde jusqu’au bout, je sais, moi, que cette parole adressée ne peut être qu’espérance. Et comme toute parole, elle est avant tout interpersonnelle. Parce que l’Évangile parle au cœur. Là se trouve un des aspects les plus fondamentaux de l’annonce de la Bonne Nouvelle par l’Église. Il est évident que, comme toute institution, l’Église doit avoir une parole générale, universelle, globale. Mais, pour que la Parole du Salut s’enracine dans les cœurs des hommes et des femmes, nous ne ferons jamais l’économie de la rencontre et du chemin partagé sur les routes du Royaume. Les disciples se mettent à suivre Jésus parce qu’ils ont fait l’expérience de la rencontre avec lui. Il en a toujours été ainsi depuis. Jésus rencontre André qui trouve son propre frère Simon-Pierre ; puis il trouve Philippe qui trouve Nathanaël (Jn 1, 35-45)… L’évangélisation ne se fait en profondeur que si elle touche à l’essentiel de notre existence personnelle. C’est ainsi que, moi aussi, j’ai reçu l’évangile sur les genoux de ma grand-mère. Je l’ai entendu dans la bouche de ceux qui m’ont trouvé : Fabien, Paul, Karine, Céline, Michel, Suzanne et les autres. Et si je veux, à mon tour, m’inscrire dans cette longue chaîne de témoins, je dois prendre au sérieux l’histoire des personnes que je rencontre. La prendre au sérieux comme notre Dieu a pris au sérieux notre existence au point de devenir l’un de nous. La radicalité du mystère de l’incarnation m’impose de me tenir avec respect devant les mystères vivants que nous sommes. Chaque fois qu’un membre de l’Église méprise cette réalité, il tourne le dos à la mission que le Christ nous a confiée. Chaque fois que l’Église se tient dans cette subtile hospitalité gratuite qui favorise une rencontre en vérité, elle accomplit ici et maintenant le mystère du Royaume qui se fait proche.

Redécouvrir la profondeur de sa vie spirituelle

Je sors de mes pensées et je réalise que mes pas m’ont porté sur le parvis de l’église. Mon regard s’arrête sur la foule des passants… qui passent anonymes. Les difficultés du temps présent rendent rares les vraies rencontres. Je me fais souvent cette réflexion dans les couloirs grouillants du métro. Combien de gens croisons-nous quotidiennement et combien en rencontrons-nous vraiment ? Que savons-nous de ce que les autres vivent ? Nous sommes entraînés, parfois malgré nous, à juger trop vite ceux et celles qui osent encore franchir la porte de nos églises, sans parler de ceux qui restent sur le seuil ou se contentent de passer indifférents comme c’est le cas sous mes yeux. Nos vies sont si complexes qu’elles ne peuvent entrer dans aucune catégorie existante ou inventée. Nombreux sont ceux qui pensent que l’Église devrait s’occuper en priorité de ses membres. D’autres plaident pour une mission largement ouverte, quitte à laisser les brebis du troupeau sans beaucoup de soins. Entre repli identitaire et ouverture démesurée, la question devient obscure. Elle ne s’éclaire que dans l’assurance que l’Évangile du Christ peut changer la vie de ceux qui le reçoivent, qu’ils sont déjà dans l’Église ou qu’ils en soient un peu plus loin.

Dans la brève expérience qui est la mienne, je crois bien n’avoir jamais rencontré personne dont l’existence était dépourvue de vie spirituelle. Bien entendu, peu de personnes emploient ce vocabulaire spécifique pour parler de leur vie, de leurs désirs, de leurs doutes et de leurs questions. Bien souvent, ils ne s’en rendent compte que dans de fugaces moments où ils ont besoin de faire le point, là où la vie les a arrêtés net dans leur élan. Ou bien, plus simplement sans doute, lorsqu’ils viennent chercher auprès de l’Église un accompagnement pour un tournant important de leur existence. Certains vont droit au but, poussés par quelque chose de mystérieux que nous appelons le souffle de l’Esprit. Pour d’autres, le chemin est plus sinueux et l’accouchement à la vérité de leur vie est plus douloureux, prend plus de temps. D’aucuns voient que leur vie n’est pas unifiée ou qu’elle se délite insidieusement sous leurs yeux. D’autres cherchent des réponses aux questions qui les taraudent et qu’aucun stimulant, partenaire, « maître », thérapeute, ou gourou ne parviennent à résoudre. Tous, nous faisons l’expérience, à un moment ou l’autre de notre vie, que l’Évangile peut nous rejoindre. Les questions, les problèmes et les difficultés sont nombreux, et notre époque et nos sociétés postmodernes ne font rien pour les atténuer. De la jeune femme qui a eu recours à l’avortement, au jeune homme confronté à des problèmes d’addictions ou de violence, en passant par tous les aspects touchant à la vie affective et familiale, personne n’est définitivement à l’abri de ces moments cruciaux où tout semble basculer.

Je me retourne vers l’intérieur de l’Église et pose mon regard sur le crucifix qui domine le chœur. Une fois encore, je comprends. Personne n’échappe à sa condition humaine, pas même le prêtre, et surtout pas le Christ. Lorsque la chair est éprouvée dans sa réalité la plus fragile, nous ne pouvons plus reculer, il nous faut entrer dans le combat comme Jacob qui s’apprête à lutter avec Dieu toute la nuit (Gn 22, 35-22). Arthur Rimbaud, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’était pas un bigot, traduit en poésie cette indicible expérience. Sa vie ne fut qu’une folle poursuite après un bonheur et une vérité inaccessibles. Après avoir ressenti jusque dans sa chair les conséquences de tous ses excès, le jeune poète est capable d’une lucidité remarquable sur l’âpreté du combat. En remontant la nef, je me remémore ces paroles d’une Saison en Enfer : « Oui, l’heure nouvelle est au moins très sévère. Car je puis dire que la victoire m’est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent (…). Il faut être absolument moderne. Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! Le sang séché fume sur ma face et je n’ai rien derrière moi que cet horrible arbrisseau !… Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille des hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul »[6].

Chaque vie est unique, le combat spirituel l’est tout autant. L’Église accomplit pleinement sa vocation lorsqu’elle permet aux hommes de traverser ce combat décisif qu’eux seuls peuvent mener. Dans mon propre combat, cet enjeu nourrit une certaine angoisse existentielle : et si je n’étais pas à la hauteur d’une telle tâche ? Lorsque je me trouverai devant mon Seigneur — et ce moment viendra — est-ce qu’il ne me reprochera pas d’avoir laissé certains de mes frères et sœurs sur le bord du chemin ? Et je sais bien que peu d’excuses seront recevables. Comment puis-je aider ceux et celles que je rencontre à rejoindre la marche de l’humanité vers le Royaume ? Me voici arrivé aux pieds des marches du chœur, et je contemple toujours le Christ attaché à la croix. Nous ne nous déchargeons pas facilement de la responsabilité qui nous est confiée. Dans la foi et l’espérance, je sais bien que cette rencontre avec mon Créateur ne sera qu’une invitation de plus à me découvrir simplement homme et à le laisser, lui, mon Sauveur, me sauver dans l’amour. C’est un écueil à éviter : se prendre pour Jésus-Christ. La frontière est mince entre l’accompagnement du frère et la tentation de combattre à sa place. C’est la limite à ne pas franchir et, reconnaissons-le, le risque de dire aux autres ce qu’ils doivent vivre est aussi présent en nous que dans l’Église. C’est pourquoi un vrai discernement spirituel s’impose, et là est l’œuvre de l’Esprit dans notre cœur. Ce qui ne cesse de m’émerveiller, c’est que dans ces combats qui se livrent tôt au tard dans nos vies, chaque homme et chaque femme peut découvrir la présence de Dieu auprès de lui et recevoir sa bénédiction, même si Dieu la donne parfois « comme on donne un coup de poing »[7]. Le Christ sur la croix semble acquiescer à mes pensées.

La vie donnée, la vie reçue

L’église commence à se remplir peu à peu de fidèles qui attendent la messe. Je jette un dernier coup d’œil au bureau d’accueil. Personne. Je vais m’asseoir dans les premiers rangs comme les autres baptisés. Je regarde le corps de l’Église se rassembler et j’aime être un de ses membres, car je reste émerveillé de ce que Dieu produit dans le cœur et la vie de ceux qu’il aime. J’étais un garçon timide et réservé. L’homme que je suis devenu n’a pas totalement perdu ce trait de caractère et je me suis longtemps et longuement demandé quelle était la recette miracle pour vivre le mieux possible ces « inévitables » rencontres qui jalonnent nos vies. Il n’existe pas de réponse spéculative à cette question. Le scoutisme me l’a fait vivre : celui qui n’accepte pas de s’impliquer dans une relation, ne rencontre pas réellement l’autre. Je prends le Nouveau Testament de poche que j’avais emporté en sortant du bureau. Il s’ouvre au milieu de l’évangile de Jean, là où je m’étais arrêté ce matin. En relisant quelques versets, je réalise que le Christ dit mieux que moi le lien de cette relation : « Mon commandement le voici : aimez vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande. » (Jn 15, 12-14). Le Christ m’invite à aimer en donnant ma vie. Mais pour quoi ? Pour qui ? Ce n’est pas simple. Ces questions, je me les pose depuis plusieurs jours déjà. Jésus ne demande pas à la manière d’un romantique si je suis prêt à donner ma vie pour ceux que j’aime. Il demande à ce que je donne ma vie, concrètement et pas seulement en parole et en prédication. L’amour est exigeant et il ne se satisfait de rien de médiocre ; il n’exige rien de moins que le tout. Je donne ma vie lorsque je prends au sérieux ceux vers qui je suis envoyé, lorsque je pleure ou souffre avec eux de la disparition d’un proche, lorsque je communie avec eux aux joies et aux espoirs de leurs enfants. Quand, de mes mains, je rends Dieu présent dans leur vie ; lorsque je les aide à le trouver déjà présent et à l’accueillir.

Mais pour pouvoir donner sa vie, encore faut-il l’avoir reçue. L’un ne va pas sans l’autre. Lorsque Timothy Radcliffe aborde, dans une lettre à l’ordre dominicain, la délicate question de la vie affective pour celui qui s’est engagé dans la voie du célibat, il ne fait pas l’économie des situations inextricables dans lesquelles l’homme peut se retrouver plongé. Et c’est précisément dans le don de la vie du Christ qu’il nous invite à trouver la source de l’espérance. Dans ces moments, là où nous n’entrevoyons plus d’issue possible, nous devons prier de recevoir le don d’une vie que nous ne pouvons absolument pas imaginer, une vie qui ne peut venir que comme un don de Dieu. « Sur la croix, Jésus n’attend pas de vie imaginable, mais l’inconcevable et abondante vie que le Père lui donnera. Dans ces moments-là nous ne pouvons faire notre vie. Elle doit nous être donnée »[8]. Dans l’événement de la croix, l’espoir humain meurt à ses propres limites pour ressusciter en espérance. Cette contrepartie du don de soi, je ne peux la vivre que dans le dépouillement et l’humilité. Je reçois ma vie quand je découvre que je ne suis qu’un serviteur quelconque qui ne peut se prendre pour le Sauveur. Je tâche de la recevoir dans l’amour que m’offrent si généreusement mes amis et mes proches et dans tant d’autres manières inexplicables et parfois si paradoxales. Je l’ai encore éprouvé la nuit dernière. Réveillé au milieu de la nuit je me suis surpris à prier. Dans ce silence tranquille j’ai aimé goûter ce grand mystère du compagnonnage de Dieu : « Dans la paix moi aussi, je me couche et je dors, car tu me donnes d’habiter, Seigneur, seul, dans la confiance » (Ps 4, 9). Je reçois aussi ma vie dans la prière et la solitude. Je la reçois aussi dans la prière de communion et dans les petits gestes ordinaires de mes frères qui marchent avec moi vers le Royaume.

Se tenir sous la croix du Christ

Quelqu’un se penche vers moi et me demande si je peux célébrer avec lui le sacrement de la réconciliation. Je sursaute devant sa formulation et vois le visage de Damien, l’ami prêtre que j’attendais pour célébrer la messe et partager la soirée avec lui. Je suis touché par sa démarche, mais j’appréhende un peu : confesser un confrère est loin d’être évident. Je me lève. Une paroissienne est en train de fermer le bureau d’accueil. C’est aussi bien. J’invite Damien à l’écart et nous installe dans la pénombre, près du pilier où est accrochée la croix que je fixais depuis tout à l’heure. J’écoute Damien me parler de la vérité de sa vie, de ses joies et de ses faiblesses, de ses péchés et de la grâce de Dieu.

Accepter de tenir la place qui est la mienne dans l’Église, c’est aussi reconnaître celle qui revient à ce frère que je n’ai pas choisi. La croix qui nous surplombe nous rappelle que c’est ainsi que Dieu a donné naissance à l’Église. Évidemment, il ne s’agit de tomber ni dans un dolorisme exacerbé qui jouit de sa propre souffrance, ni dans une piété dénaturée au relent d’eaux mortes. Il nous faut apprendre à vivre au pied de la croix. Là est la place de l’Église et malheureux ceux qui tenteraient de s’en éloigner. C’est le lieu désigné pour la vérification de notre amour. Celui qui vit sous la croix de Jésus n’est plus surpris par aucun péché et « parce qu’un jour il a mesuré avec épouvante l’horreur de son propre péché qui a cloué Jésus à la croix, il ne peut plus s’effrayer des péchés du frère, si graves soient-ils »[9]. Le ministère sacerdotal ne prévient ni ne préserve du péché. Si je regarde avec lucidité ma vie je sais bien l’abîme de tout péché, mais je sais aussi que tout est reçu dans la miséricorde divine. Ce n’est pas l’expérience de la vie qui fait l’Église, mais l’expérience de la croix : elle permet à tous les hommes d’être des pécheurs. Étonnante libération que de ne pas être enfermé dans son propre destin, mais libéré par l’amour de Dieu vécu jusqu’au bout.

La réconciliation est un des aspects les plus centraux de la vie du prêtre. Et même si cet aspect du ministère n’occupe pas la plus grande partie de mon temps, elle n’en est pas moins bouleversante. Le sacrement du pardon est un stupéfiant lieu de rencontre qui touche au plus intime de nous-mêmes. Je n’ai jamais eu de facilité à le vivre pour moi-même. Au moins, je n’en ai pas abusé ! Mais je ne peux m’empêcher d’être proche et solidaire de ceux que je reçois au nom du Christ, et, qui, sans le savoir, m’aident à me convertir, en me resituant justement sous la croix de Jésus. C’est de là, qu’avec eux, je peux lever les yeux vers l’horizon et entrevoir la lumière de Pâque. Et lorsqu’enfin, je peux m’approcher moi-même du sacrement, je porte en moi cette joyeuse espérance née de toutes ces rencontres qui m’ont fait relever la tête.

Après avoir prié avec Damien et lui avoir imposé les mains, je me décide à partager avec lui ces réflexions en nous dirigeant vers la sacristie. Je tente de lui dire ce que je découvre jour après jour : se tenir sous la croix du Christ est une posture à l’équilibre délicat. Nous avons tous nos souffrances et nos faiblesses. Il ne servirait à rien de les cacher à ceux que nous rencontrons en vérité et de les ignorer, car nous ne sommes pas des surhommes. Il ne sert à rien non plus de les étaler dans un exhibitionnisme spirituel qui serait une perversion. D’ailleurs, personne ne serait soulagé d’apprendre que je souffre des mêmes problèmes que lui, et le prêtre qui déballe ses angoisses et ses peurs en homélie n’aide nullement sa communauté. Je ne suis en vérité que dans la mesure où je m’aime tel que suis et tel que je me révèle sous le regard de Dieu. J’aime à considérer que c’est à cette condition que nous serons prêts pour vivre la rencontre du frère. C’est à mon sens l’expérience que vivent tous les personnages bibliques : « L’hospitalité est la vertu qui nous permet de franchir le mur de nos peurs et d’ouvrir la porte à l’étranger avec l’intuition que le salut nous viendra sous la forme d’un voyageur égaré »[10] selon la belle formule du Père Nouwen. En cherchant résolument à me tenir sous la croix du Christ, c’est à dire en cherchant à rencontrer mes frères dans la vérité de mon existence et dans les lieux de leur vie où l’amour de Dieu veut surgir, je veux être ce disciple qui dans la rencontre transforme mystérieusement le monde dans lequel il vit avec eux. Ainsi, rien de ce qui se vit dans la communauté de l’Église et dans notre monde ne doit nous faire oublier l’accueil total des frères. Tout doit nous ramener inexorablement à ressaisir nos vies dans le mystère pascal de Jésus-Christ et c’est ce que nous allons faire, Damien, moi et les chrétiens qui se sont assemblés pour l’Eucharistie.

Apprendre à lire les signes des temps

Il est dix-neuf heures, et l’Angelus sonne comme pour prolonger encore de quelques secondes la prière de la messe que nous venons de célébrer. Je sors de l’église avec Damien et nous nous mettons en route pour nous rendre à un repas de « jeunes prêtres ». Thibaut, un autre confrère croise notre route. Comme nous, il n’a que peu d’années de ministère. Il nous salue en plaisantant, nous apostrophant comme le Christ dans l’évangile du jour : « De quoi causiez-vous donc tout en marchant ? » (Lc 24,17). Nous sourions. Il a raison. Nous essayions de voir les traces de Dieu dans nos expériences et nous arrivons à la même conclusion : nous ne serons jamais capables de le découvrir présent autrement qu’à contre temps… C’est le lot de notre condition humaine. Nous prêtons souvent au bienheureux pape Jean XXIII cette belle expression des « signes des temps ». D’ailleurs, n’a-t-il pas voulu le second concile du Vatican comme le gage de ces signes qui interpellent sans cesse l’Église du Christ ? Il a voulu que l’Église reçoive cette perpétuelle Parole et se la donne comme le gage de son espérance. Vatican II a été un véritable signe prophétique : il a fait retentir dans les mots des hommes la symphonie de la Parole de Dieu. Damien, Thibaut et moi avons une discussion riche et animée. Comment ne le serait-elle pas ? Elle touche à l’essentiel de la vie d’hommes qui ont tout quitté pour l’Évangile. Mais déjà nous arrivons. Nous entrons. Les autres sont là.

Après l’apéritif, Étienne, notre hôte, nous invite à passer à table. Je fais rapidement le tour des visages. Nous sommes tous si différents. Et voilà que la discussion de tout à l’heure reprend de plus belle, mais sous un angle plus incisif. Je soupire : encore une discussion de « curés ». Beaucoup de polémiques entourent aujourd’hui le concile. L’euphorie des recommencements a laissé place au temps des maturations complexes. Aujourd’hui, il semblerait, à en croire un peu vite la rumeur, qu’il soit de bon ton, sinon de contester l’importance de Vatican II, au moins d’en donner une interprétation radicalement nouvelle. Mon voisin ne manque pas de soulever cet aspect. La discussion devient vive, mais j’en perds le fil. Mon esprit tourne à cent à l’heure. Pour ma part, je ne souhaite pas entrer, pour parler comme Benoît XVI, dans une querelle entre une « herméneutique de la continuité » ou de la rupture[11]. Pour moi, la théologie a déjà dépassé ce faux débat : la tradition vivante de l’Église se plaît à jouer avec « la belle insolence du christianisme qui n’a d’autre tradition que l’éternelle nouveauté du Christ »[12]. Les critiques virulentes de ceux que nous appelions naguère les « intégristes » ont fait ensuite place aux subtiles discussions d’une nouvelle tendance qui émerge dans le sein de l’Église. Avec une pointe d’humour, un de mes anciens supérieurs de séminaire aimait à qualifier ces fidèles de « tradismatiques », unissant à des abords joyeux et ouverts, des positions plus radicales ou conservatrices. Le discours se fait plus prudent et, jusque dans les instances ecclésiastiques, on aime parfois à laisser entendre que, face au Concile, il n’y aurait toujours que deux interprétations possibles[13]. À force de nous voir proposer des dichotomies radicales, nous risquerions de devenir des sortes de schizophrènes cherchant sempiternellement de quel côté de la ligne de fracture ecclésiale nous devons nous trouver. Mais, si mes études de théologie m’ont appris quelque chose de sûr, c’est qu’il convient de tenir ensemble tous les aspects du mystère. Tenir dans son entier, avec ses forces et ses incohérences, avec ses élans, ses espoirs et ses doutes, tout ce qui a fait la grandeur et la force de ce XXIe concile œcuménique. Ne serai-je pas fidèle à la Tradition, moi qui veux tout garder de l’Église dans son épaisseur humaine et sa volupté divine, dans ses promesses et ses réticences ? Je n’ai connu d’Église que celle d’après le concile et j’ai appris à l’aimer dans la vérité de son existence au-delà de tout ce qu’on peut dire. Grâce aux rencontres qu’elle m’a permis de vivre en son sein, cette Église ne m’est pas apparue idéalisée et je me sens solidaire de tous ceux et celles qui, par-delà l’espace et le temps, partagent avec le Christ cet amour pour le monde.

Les propos rhétoriques de ceux qui critiquent l’Église de l’intérieur en l’accusant de compromission ou d’apostasie silencieuse ne me feront pas culpabiliser de me sentir à l’aise dans cette Église qui m’a vu grandir et dans laquelle est née ma vocation… Et cela ne fait que renforcer mon admiration pour ces chrétiens qui m’ont permis d’être de leur nombre dans cette Église qui tâche en son temps d’accomplir sa mission. Ils m’ont annoncé la Bonne Nouvelle du salut et m’ont appris à aimer mes frères et à m’engager à leur service, à suivre ce droit fil de l’Évangile qui veut que nous trouvions notre vie en la perdant. Et je dois bien l’avouer, le cynisme de certains de mes jeunes confrères me dérange. Ceux qui parlent avec mépris de ces vieux prêtres « soixante-huitards », ils oublient trop vite que sans eux nous ne serions pas là, nous ne serions pas prêtres. Ils ont tenu la barre de l’Église au milieu des orages de leur temps. Leur fidélité force mon estime et me donne le courage de naviguer dans nos eaux troubles, les yeux fixés sur le Christ. Le monde a changé, les gens aussi, les prêtres encore davantage. Mais, en regardant vers demain, je me rends compte que les « lumières du concile » seront encore pour longtemps une source d’enrichissement pour l’Église et que nous n’avons pas encore fait hériter nos enfants de toutes les promesses d’espérance qu’il porte toujours en germe.

Vivre dans son temps en espérant le Jour…

Damien me fait revenir dans le fil de la discussion. Même si je ne suis pas d’accord avec certains de mes compagnons de table, nous nous estimons suffisamment pour nous écouter. L’avenir sera un avenir d’unité, de réconciliation et de communion, ou il ne sera pas. C’est à ces efforts qu’il faut nous atteler tant qu’il fait jour. « Notre époque offre à l’Église des possibilités immenses de faire le bien »[14]. Cette invitation aura bientôt cinquante ans et elle n’a rien perdu de sa pertinence.

Qui peut nous dire ce que sera notre avenir ? Je crois que personne n’en détient ni l’oracle, ni la prophétie. La question qui demeure est : serons-nous capables de l’accueillir ? Les crises dépassées, nous serons appelés à découvrir de nouveaux lendemains. Nouveaux, car nous ne retrouverons jamais les temps révolus, c’est là le bienfait des crises. L’éternel retour n’est qu’un mythe qui ne résiste pas à l’approche du Règne de Dieu. J’ai une profonde confiance dans l’avenir, car je sais que le Christ est devant et qu’il vient vers nous. Ce n’est pas se bercer d’une douce illusion que de croire cela, c’est entrer dans l’espérance d’un peuple qui trouve son origine dans la nuit des temps. Quel désespoir pourrait nous saisir quand l’Apôtre nous rappelle que « ni la mort, ni la vie, ni le présent, ni l’avenir, rien ne nous séparera de l’amour de Dieu qui est en Jésus Christ notre sauveur » (Rm 8, 38-39) ?

Lorsque je relis ma vie d’homme et mon ministère de prêtre, je m’émerveille encore des empreintes que le Christ a laissées dans ma vie. Notre Dieu n’a pas déserté le monde, il veut l’habiter autrement, avec nous. Il veut que nous l’habitions autrement avec lui. Ne serait-ce pas cela, en fin de compte, entrer dans l’Alliance ? Le Royaume des Cieux ne se construira pas sans nous. Si nous, chrétiens, pénétrés de la lumière de la Résurrection, ne portons pas cette folle espérance de changer le monde avec Dieu, qui pourra donc le faire ? Le Christ nous précède. Il est devant. Il vient vers nous. Avec au cœur cette infinie confiance, nous pouvons être aujourd’hui et demain les messagers de la Bonne Nouvelle. La mission n’attend pas. Elle est urgente, car nous ne rattraperons jamais le temps perdu qui nous sépare de ceux que nous aurions pu aimer.

… jusqu’à ce qu’il revienne

En rentrant chez moi, je repense à ce témoignage sur ma vie de prêtre que je dois écrire et que toi, lecteur, tu tiens dans tes mains aujourd’hui. J’ai entrepris dans ces quelques pages de partager avec toi ce qui me pousse à vivre mon ministère sous le signe de l’espérance. A la toute fin de ce récit, j’aime à croire que, d’une certaine manière, nous avons fait une rencontre. Pourquoi ces quelques feuilles de papier et ces lignes d’encre ne seraient-elle pas un moyen de nous ouvrir à une autre réalité ? Dans l’Église où je vis comme prêtre, je ne suis jamais seul et j’aime à croire que nous faisons un bout de route ensemble. Dans cette chronique où s’entremêlent mes réflexions et ma vie, tu auras constaté que je n’ai pas décrit le moment si particulier de la célébration eucharistique concélébrée avec Damien. Il n’est pas souvent facile de rendre par des mots la densité de ce que nous vivons. Mais je ne voudrais pas finir d’écrire sans te livrer une dernière pensée, comme le bol d’eau fraîche que le Patriarche offre au pèlerin nomade dans sa marche vers la Terre promise.

Dans une sorte de « messe sur le monde », le mystère eucharistique était présent sous les aspects de la rencontre depuis le début. Tu n’auras pas manqué de compter combien de fois ce mot revient sous ma plume. Il fut la boussole qui a guidé mes pensées vers celui qui un jour a croisé mon chemin et ne l’a plus quitté. Chaque fois que je monte à l’autel, je porte chacun de ceux qui, pas après pas, avancent dandinant, cahotant, courant, marchant, boitant, trottinant vers le Royaume qui vient. L’eucharistie est rencontre. L’eucharistie est la Rencontre des Rencontres. Elle est la rencontre des hommes entre eux et avec Dieu, dans le pèlerinage sur cette terre. Par delà la contingence de notre monde qui passe, nous apprenons dans l’eucharistie à recevoir l’éternité toujours nouvelle du Ressuscité. Nous ne savons pas ce que sera demain, nous aurons à l’accueillir. Mais nous savons que le Christ sera toujours là avec nous, auprès de son Église. Il continuera de lui être fidèle dans le don de sa vie quelles que soient nos propres infidélités.

C’est pourquoi, mon cœur se remplit de joie lorsque se réalise cette parole de l’apôtre Paul : « Ainsi donc, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez à cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11,26). Car il viendra. Toute la création aspire de toutes ses forces à voir ce retour de son Sauveur. Pressons le pas à la rencontre de nos frères. Le Seigneur est proche.

Sylvain Brison
Prêtre du diocèse de Nice

 


[1] Stig Dagermann, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Acte Sud, Arles, 1989, p. 11.

[2] Cf. Laurent Villemin, « Comment peut-on être ecclésiologue ? » dans Philippe Bordeyne (dir.), Théologiens : Pourquoi ? Pour qui ?, Bayard, Paris, 2009, p. 133-136.

[3] C’est ainsi qu’on surnomme en France les universités catholiques.

[4] Timothy Radcliffe, « La mission dans un monde en fuite : les futurs citoyens du Royaume de Dieu », La Documentation Catholique 2245 (2001), p. 337-344.

[5] Voir le film de Michael Anderson, The Shoes of the Fisherman (Metro-Goldwyn-Mayer, 1968).

[6]  Arthur Rimbaud, « Adieux ! » dans Une saison en Enfer, avril-août 1873.

[7] Robert Scholtus, Faut-il lâcher prise ? Splendeurs et misères de l’abandon spirituel, Bayard, Paris, 2008, p. 76.

[8] Timothy Radcliffe, « La promesse de Vie » dans Je vous appelle amis, Cerf, Paris, 2000, p. 231.

[9] Dietrich Bonhoeffer, De la vie communautaire, Labor et Fides, 2007, p. 101.

[10] Henri-John Nouwen, Par ses blessures nous sommes guéris. Le ministère sacerdotal dans le monde d’aujourd’hui, Bellarmin, Québec, 2002, p. 84.

[11] Sous ces expressions, on veut signifier que le concile pourrait être interprété dans la continuité de la tradition de l’Eglise ou en rupture avec elle.

[12] Robert Scholtus, « Vous avez dit tradition ? » dans Petit Christianisme de tradition, Bayard, 2006, p. 11.

[13] Pour ne citer qu’un exemple, la position de Jean-Louis Bruguès dans son discours aux recteurs de séminaires pontificaux invite à passer « d’une interprétation du concile à une autre, peut-être d’un modèle ecclésial à un autre ». Cf. La documentation catholique n°2427 (2009) p. 655-657.

[14] Jean XXIII, Encyclique Mater et Magistra, 1961, paragraphe 226.