Vendredi 27 novembre 2020
Confinement II – 29e jour
Photo by Rojan Maharjan on Unsplash
Des numéros d’équilibristes et autres clowneries aux défis du Royaume qui vient
Dans le cirque contemporain qu’est devenu notre « espace public », les numéros de jongleries de chiffres et d’acrobaties sans filet se succèdent les uns après les autres. Les artistes viennent de différents horizons, mais tous nous en mettent plein la vue : qu’il s’agisse des ministres du gouvernement ou du président de la République, des évêques, des prêtres ou des fidèles, des experts sanitaires aux « experts » autoproclamé de la vie civique, chacun a droit, en ce moment à son tour de piste. Il y a tellement d’artistes en scène, qu’on se demande encore qui est dans le public ! Mais, pour filer cette métaphore audacieuse — et je le concède un peu irrévérencieuse — ce qu’il manque au spectacle ce sont des clowns !
Croyez-en l’expertise spirituelle d’un grand auteur comme Henri Nouwen : les clowns sont essentiels au spectacle, car ils « nous rappellent, au prix d’une larme et d’un sourire, que nous partageons les mêmes faiblesses humaines »[1]. Entre les grands numéros qui suscitent notre attention, qui exacerbent nos tensions, qui focalisent notre regard, les clowns nous rappellent, au prix de maladresses et d’actions tâtonnantes que nous ne sommes que des hommes… mais où sont donc les véritables clowns aujourd’hui ?
Oui, tout semble aller de travers. Oui, les décisions sont incompréhensibles et souvent hermétiques. Oui, nous pouvons craindre que notre pays de ne transforme en « Absurdistant » pour reprendre l’audacieuse critique du « Die Ziet ». Mais doit-on se résigner à entrer dans un jeu de tactiques et de confrontations qui semble faussé de part en part ? Je ne veux pas dire qu’il faille renoncer à discuter : rien ne vaut la rencontre et l’échange vécus en vérités. Je ne veux pas dire qu’il faille fuir la réalité de la situation : le salut chrétien n’est pas une fuite du monde. Je veux, aujourd’hui, ouvrir les yeux et lever la tête pour discerner l’étroit chemin de l’Évangile au milieu de ces temps incertains.
On peut critiquer les méthodes, les orientations et les choix politiques du gouvernement, mais il ne faudrait pas sombrer dans les pièges faciles des théories du complot ou ceux de la persécution. Ce serait une abdication de l’intelligence qui nous condamnerait à la déchéance de notre humanité, et une piètre considération de ceux qui sont effectivement, aujourd’hui, persécutés au nom de leur foi. Si les méthodes sont critiquables, peut-on sciemment oublier qu’elles visent à la préservation des faibles et à l’éradication pour l’humanité d’un grave virus ? À ce bien commun, nous devons tous tendre. Je ne veux pas avoir à mettre en balance le bien de la survie à la Covid-19, et le bien de participer à la messe comme bon me semble et quand bon m’en semble. Car il faut oser pousser la réflexion jusque-là ! À force de nous comporter comme un groupe de pression, nous ne pouvons pas nous plaindre d’être considérés comme un groupe de pression. Nous ne pouvons pas nous contenter de manifestations et de réclamations. Je pense que l’enjeu politique de l’Église est bien plus grand, bien plus noble, et bien plus essentiel.
De l’important travail que j’ai conduit sur la théologie de William Cavanaugh, je retiens ici deux points qui me semblent décisif. Le premier est la conviction que notre travail en ce monde est orienté vers le salut et le Royaume. Or, « Le salut du monde n’advient pas par la coercition, mais par l’attraction. L’histoire du salut est une histoire d’amour cosmique, l’histoire de l’attraction érotique entre Dieu et l’homme »[2]. Pour annoncer et faire advenir le Salut promis par Dieu, nous ne pouvons qu’utiliser les « armes » du salut : amour, paix et vérité. Le second est que « l’éthique chrétienne n’ambitionne pas de diriger l’histoire, mais de surraccepter les faits apparemment acquis de la vie humaine pour les transformer en dons par la lumière de la grâce de Dieu. La Cité de Dieu, pour reprendre les mots d’Augustin, c’est le récit, mis en acte dans l’histoire de la manière dont Dieu a fait sienne la tragédie du péché pour l’insérer dans la mise en action de la rédemption »[3]. L’Église, par sa mise en œuvre de l’Évangile, ne peut constituer une enclave à part, un « en-soi » qui cherche à préserver son identité et ses intérêts, mais elle se joint à d’autres pour mettre en œuvre la Cité de Dieu, c’est-à-dire : interrompre le drame dans lequel est prise l’humanité pour le transformer en « comédie » (voilà pourquoi les clowns sont si importants aujourd’hui). Cette mission, personne ne peut la lui enlever, et personne ne peut la contraindre à l’abandonner. Il nous faut donc l’incarner aujourd’hui dans les contraintes qui sont les nôtres et pour le bien de tous. Cette réalisation ne peut s’affranchir de nos faiblesses humaines, mais elle doit accueillir la grâce et la puissance de Dieu. Alors, s’il nous faut monter sur la scène pour changer le drame en source de joie et de paix, soyons de ces clowns-là. Soyons clair : il nous faut imaginer le Royaume dans le temps présent (célébrations, prière, aide des pauvres, partage fraternel, lutte contre le mal, etc.), et bien au-delà que nos petites vues personnelles. L’urgent pour nous qui sommes, et voulons être l’Église, est d’œuvrer au bien commun dans l’engagement pour le monde au nom du Royaume de Paix. N’en restons pas à des plaintes, des imprécations et des revendications, mais entrons résolument dans œuvre de salut de Dieu, dans toutes ses dimensions.
En ces derniers jours de l’année liturgique, la révélation de l’Apocalypse ne dit pas autre chose, même si elle le dit différemment :
« Alors j’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre s’en étaient allés et, de mer, il n’y en a plus. Et la Ville sainte, la Jérusalem nouvelle, je l’ai vue qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu, prête pour les noces, comme une épouse parée pour son mari. Et j’entendis une voix forte qui venait du Trône. Elle disait : “Voici la demeure de Dieu avec les hommes ; il demeurera avec eux, et ils seront ses peuples, et lui-même, Dieu avec eux, sera leur Dieu. Il essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus, et il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur : ce qui était en premier s’en est allé.” Alors celui qui siégeait sur le Trône déclara : “Voici que je fais toutes choses nouvelles.” (Ap 21, 1-5)
Si Dieu fait toute chose nouvelle, il ne les fera pas sans nous. En entrant dans le temps de l’avent, malgré les contraintes qui nous sont imposées, cherchons le Royaume de Dieu et sa justice dans ce monde, avec nos frères et sœurs, en vivant selon l’Évangile et dans l’espérance du Salut de Dieu.
P. Sylvain Brison
[1] Henri J. M. Nouwen, Faire le clown à Rome, Bellarmin, p. 16.
[2] William Cavanaugh, « Pilgrim People » dans D. McCarty et M. T. Lysaugh, Gathered for the Journey, W. B. Erdmans, p. 94.
[3] William Cavanaugh, Migrations du sacré, Ed. Homme Nouveau, p. 81.
Un grand merci pour ton analyse.
Je saurais m’en inspirer dans la communauté paroissiale où, malheureusement, le doute et l’activisme ne sont jamais bien loin…
Bonne marche de l’Avent.